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Lettres de Pline le Jeune/Tome premier/Panckoucke 1826/L5 XVI. À Marcellin

La bibliothèque libre.
Traduction par Louis de Sacy revue et corrigée par Jules Pierrot.
éditeur Panckoucke (p. 397-401).
XVI.
Pline à Marcellin.

Je vous écris accablé de tristesse. La plus jeune des filles de notre ami Fundanus vient de mourir[1]. Je n’ai jamais vu une personne plus enjouée, plus aimable, plus digne de vivre long-temps, plus digne de vivre toujours. Elle n’avait pas encore quatorze ans, et déjà elle montrait toute la prudence de la vieillesse, toute la gravité d’une femme accomplie, sans rien perdre de cette innocente pudeur, de ces grâces naïves, qui prêtent tant de charme au premier âge. Avec quelle tendresse elle se jetait dans les bras de son père ! avec quelle douceur et avec quelle modestie ne recevait-elle pas ceux qu’il aimait ! avec quelle équité elle partageait son attachement entre ses nourrices et les maîtres qui avaient cultivé ou ses mœurs ou son esprit ! Que de zèle et de goût dans ses lectures ! quelle sage réserve dans ses jeux ! Vous ne sauriez vous imaginer sa retenue, sa patience, sa fermeté même dans sa dernière maladie. Docile aux médecins, attentive à consoler son père et sa sœur, lors même que toutes ses forces l’eurent abandonnée, elle se soutenait encore par son seul courage. Il l’a accompagnée jusqu’à la dernière extrémité, sans que ni la longueur de la maladie, ni la crainte de la mort aient pu l’abattre, comme pour augmenter encore et notre douleur et nos regrets.

Ô mort vraiment funeste et déplorable ! ô circonstance plus funeste et plus cruelle que la mort encore ! Elle allait épouser un jeune homme distingué : le jour des noces était fixé ; nous y étions déjà invités. Hélas ! quel changement ! quelle horreur succède à tant de joie ! Je ne puis vous exprimer de quelle tristesse je me suis senti pénétré, quand j’ai appris que Fundanus, inspiré par la douleur toujours féconde en tristes inventions, a donné ordre lui-même, que tout l’argent qui devait être dépensé en parures, en perles, en diamans, fût employé en encens[2], en baumes, et en parfums. C’est un homme savant et sage, dont la raison s’est formée de bonne heure par les études les plus profondes ; mais aujourd’hui il méprise tout ce qu’il a entendu dire, tout ce que souvent, il a dit lui-même ; il oublie toutes ses vertus, pour ne plus se souvenir que de sa tendresse.

Vous lui pardonnerez, vous l’approuverez même, quand vous songerez à la perte qu’il a faite : il a perdu une fille qui, par son âme, autant que par les traits de son visage, était le vivant portrait de son père[3]. Si donc vous lui écrivez sur la cause d’une douleur si légitime, souvenez-vous de mettre moins de raison et de force, que de douceur et de sensibilité dans vos consolations. Le temps contribuera beaucoup à les lui faire goûter : une blessure, encore vive, redoute la main qui la soigne ; ensuite elle la supporte, et enfin elle la désire : ainsi, une affliction nouvelle se révolte d’abord contre les consolations, et les repousse ; bientôt elle les cherche, et s’y complait, lorsqu’elles sont adroitement ménagées. Adieu.


  1. La plus jeune des filles de notre ami Fundanus, etc. L’éditeur de la traduction de De Sacy avait donné le texte de Cortius, tristissimus hæc tibi scribo, Fundani nostri filia minore defuncta : je l’ai corrigé d’après les dernières éditions.
  2. En encens. J’ai substitué, d’après mes textes, thura à thus.
  3. Etait le vivant portrait de son père. Je n’ai point trouvé mira dans les dernières éditions de Pline, et j’ai lu seulement patrem similitudine exscripserat.