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Lettres de Pline le Jeune/Tome premier/Panckoucke 1826/XIII. À Cornélius Tacite

La bibliothèque libre.
Traduction par Louis de Sacy revue et corrigée par Jules Pierrot.
éditeur Panckoucke (p. 289-293).
XIII.
Pline à Cornelius Tacite.

Je me réjouis que vous soyez de retour à Rome en bonne santé. Vous ne pouviez jamais arriver pour moi plus à propos. Je ne resterai que fort peu de jours encore[1] dans ma maison de Tusculum, pour achever un petit ouvrage que j’y ai commencé. Je crains que, si je l’interromps sur la fin, je n’aie beaucoup de peine à le reprendre. Cependant, afin que mon impatience n’y perde rien, je vous demande d’avance, par cette lettre, une grâce, que je me promets de vous demander bientôt de vive voix. Mais avant de vous exposer le sujet de ma demande, il faut vous dire ce qui m’engage à vous l’adresser.

Ces jours passés, comme j’étais à Côme, lieu de ma naissance, un jeune enfant, fils d’un de mes compatriotes, vint me saluer. Vous étudiez, lui dis-je ? Oui, me répondit-il. — En quel lieu ? — À Milan. — Pourquoi pas ici ? Son père, qui l’accompagnait, et qui me l’avait présenté, prend la parole. Parce qu’ici nous n’avons point de maîtres. — Et pourquoi n’en avez-vous point ? Il était pourtant de l’intérêt de tous les pères (cela venait à propos, car beaucoup m’écoutaient) de faire instruire ici leurs enfans. Où leur trouver un séjour plus agréable que la patrie ? où former leurs mœurs plus sûrement que sous les yeux de leurs parent ? où les entretenir à moins de frais que chez vous ? Le fonds nécessaire pour avoir ici des professeurs coûterait peu de chose à chacun de vous : à peine faudrait-il ajouter à ce que vos enfans vous coûtent ailleurs, où il faut tout payer, voyage, nourriture, logement ; car tout s’achète, lorsqu’on n’est pas chez soi. Moi, qui n’ai point encore d’enfans, je suis tout prêt, en faveur de notre patrie commune, que j’aime avec la tendresse d’un fils ou d’un père, à donner le tiers de la somme que vous voudrez mettre à cet établissement. J’offrirais bien la somme entière, mais je craindrais que cette dépense, qui ne serait à charge à personne, ne rendit tout le monde moins circonspect dans le choix des maîtres ; que la brigue seule ne disposât des places ; et que chacun de vous ne perdît tout le fruit de ma libéralité : c’est ce que je vois en divers lieux oh l’on a fondé des chaires de professeurs. Je ne sais qu’un moyen de prévenir ce désordre : c’est de ne confier qu’aux pères le soin d’engager les maîtres, et de les obliger à bien choisir, par la nécessité de la contribution. Car ceux qui peut-être ne seraient pas fort attentifs au bon usage du bien d’autrui, veilleront certainement à ce que leur propre bien ne soit pas mal employé[2] ; et ils n’oublieront rien pour mettre en bonnes mains le fonds que j’aurai fait, s’ils ont eux-mêmes contribué à le faire. Prenez donc une résolution commune ; unissez vos efforts, et réglez-les sur les miens. Je souhaite sincèrement que la part que je devrai fournir soit considérable. Vous ne pouvez rien faire de plus avantageux à vos enfans, rien de plus agréable à votre patrie. Que vos enfans reçoivent l’éducation[3] au lieu même où ils ont reçu la naissance. Accoutumez-les dès l’enfance à se plaire, à se fixer dans leur pays natal. Puissiez-vous choisir de si excellens maîtres, que leur réputation peuple vos écoles ; et que, par un heureux retour, ceux qui voient venir vos enfans étudier chez eux, envoient à l’avenir les leurs étudier chez vous !

J’ai repris mon histoire d’un peu haut, pour vous mieux faire entendre combien je serais sensible au bon office que je vous demande. Je vous supplie donc, dans cette foule de savans qu’attire de toutes parts auprès de vous la réputation de votre esprit, cherchez-moi des professeurs habiles, sans toutefois m’engager envers eux. Mon intention est de laisser les pères maîtres absolus du choix. Je leur abandonne l’examen et la décision ; je ne me réserve que la dépense et le soin de leur trouver des sujets. S’il s’en rencontre quelqu’un qui ait assez de confiance en ses talens, pour entreprendre ce voyage sans autre garantie, qu’il vienne : mais qu’il ne compte uniquement que sur son mérite. Adieu.


  1. Encore. Il y a dans l’édition de Schæfer pauculis adhuc diebus, au lieu de pauculis diebus. J’ai suivi sa leçon.
  2. Veilleront certainement à ce que, etc. Tous les textes portent ne… non nisi dignus accipiat : il y a évidemment une négation de trop. Heusinger a cité plusieurs exemples, où deux négations sont employées pour une seule, et il renvoie à Brouckus, Tibull. ii, 15, 2 ; à Oudendorp, Cœs. bell. Gall. v, 23, etc., où l’on a recueilli un grand nombre de phrases de ce genre. Mais Schæfer ne pense pas qu’un de ces exemples puisse justifier la phrase de Pline, et il propose, comme Gesner, de substituer ut à ne.
  3. Reçoivent l’éducation. Nous avons préféré edoceantur à educentur : il s’agit ici d’instruction, et non d’éducation. On distingue en latin educari, de edoceri ou erudiri. Cornel. Nep., Alcib. ii, 1 : Educatus est in domo Periclis… eruditus a Socrate.