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Lettres de Pline le Jeune/Tome premier/Panckoucke 1826/XIV. À Paternus

La bibliothèque libre.
Traduction par Louis de Sacy revue et corrigée par Jules Pierrot.
éditeur Panckoucke (p. 293-297).
XIV.
Pline à Paternus.

Vous avez bien l’air de me demander, comme à votre ordinaire, et d’attendre quelque plaidoyer : moi, je vous envoie mes jeux d’esprit, comme si c’étaient des curiosités étrangères et rares. Vous recevrez avec cette lettre des hendécasyllabes[1], que j’ai faits en voiture, au bain, à table, pour remplir et charmer tous mes momens d’oisiveté : j’y exprime tour à tour la gaieté, la folie, l’amour, la douleur, la plainte, la colère : mes descriptions sont tantôt simples, tantôt nobles. Par cette variété, j’essaie de satisfaire les différens goûts, et peut-être même assurera-t-elle à certains morceaux l’approbation de tout le monde.

Si par hasard vous trouvez des endroits un peu libres, votre érudition voudra bien se rappeler que les maîtres les plus austères, qui ont écrit dans ce genre, n’ont pas été fort chastes dans le choix de leurs sujets, et qu’ils ont même, sans scrupule, appelé chaque chose par son nom. C’est une liberté que je ne me donne pas : non que je me pique d’être plus sage (et de quel droit ? ), mais parce que je suis plus timide. Il me semble d’ailleurs que la véritable règle, pour cette espèce de poésie, est renfermée dans ces petits vers de Catulle[2] :

Le poète doit être sage :
Pour ses vers, il importe peu :
Ils n’auraient ni grâce ni feu,
Sans un air de libertinage.

Voyez quel prix j’attache à votre opinion ! j’ai préféré votre jugement sur l’ensemble à vos éloges sur quelques passages choisis. Je n’ignore pas cependant que des morceaux, assez agréables quand on les lit séparément, cessent de le paraître, quand on les lit après d’autres de même genre : il y a même un autre désavantage ; c’est la nécessité qu’on impose au lecteur d’esprit et de goût, de ne pas comparer ensemble des poésies de caractères différens, mais d’examiner chaque chose en elle-même, et de ne pas juger l’une inférieure, à l’autre, si elle est parfaite dans son genre[3].

Mais pourquoi tant discourir ? Vouloir par une longue préface, justifier ou faire valoir des niaiseries, c’est de toutes les niaiseries la plus ridicule. Je crois seulement vous devoir avertir, que je me propose d’intituler ces bagatelles, Hendécasyllabes, titre qui n’a de rapport qu’à la mesure des vers. Vous les pouvez donc appeler épigrammes, idylles, églogues, ou simplement, poésies, comme plusieurs l’ont fait ; enfin, de tel autre nom qu’il vous plaira : je ne m’engage, moi, qu’à vous donner des hendécasyllabes. J’exige seulement de votre sincérité, que vous me disiez de mon livre, tout ce que vous en direz aux autres. Ce que je vous demande ne vous doit rien coûter : si ce petit ouvrage était le seul ou le plus important qui fût sorti de mes mains, il y aurait peut-être de la dureté à me dire, Cherchez d’autres occupations ; mais vous pouvez, sans blesser la politesse, me dire, Eh ! vous avez tant d’autres occupations ! Adieu.


  1. Hendécasyllabes. Vers de onze syllabes, qu’on réservait pour les sujets licencieux, ainsi qu’on le voit dans Catulle et dans Martial : aussi Quintilien disait-il qu’il fallait prendre garde que ces vers ne tombassent sous la main des enfans. (1, 8, 6.)
  2. Ces petits vers de Catulle. Catull., 17, ad Aurelium et Furium.
  3. Je n’ignore pas cependant, etc. Tout cet endroit m’a semblé mal entendu par le traducteur : « En effet, dit-il, les morceaux d’une pièce qui, séparés, peuvent plaire, perdent souvent cet avantage, quand on les trouve en compagnie de plusieurs autres, qui leur ressemblent trop. Le lecteur, pour peu qu’il soit habile et délicat, sait qu’il ne doit pas comparer ensemble des poésies de différens genres, mais les examiner chacune, par rapport aux règles particulières à son espèce. Selon cette méthode, il se gardera bien, etc. » Quelle est la conclusion de ce raisonnement ainsi présenté ? c’est qu’il n’y a aucun désavantage pour l’auteur à soumettre l’ensemble de son ouvrage au jugement d’un lecteur éclairé ; or, c’est précisément le contraire que Pline veut prouver : « J’ai préféré, dit-il, votre critique sur l’ensemble à vos éloges sur quelques passages choisis. »