Lettres de Sainte-Beuve à Victor Hugo et à Madame Victor Hugo/II

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Lettres de Sainte-Beuve à Victor Hugo et à Madame Victor Hugo
La Revue de Paris11e année, tome 6 (p. 735-749).
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II

« JOSEPH DELORME »

Au mois de janvier 1827, Victor Hugo lut, dans le journal le Globe, deux articles, signés de simples initiales, qui rendaient compte de son édition nouvelle des Odes et Ballades. Le Globe, journal libéral, dirigé par M. Dubois, que connaissait bien Victor Hugo, n’était nullement hostile à l’école qui bataillait de son côté pour la liberté dans l’art. On venait d’y attaquer quelque peu Cinq-Mars, le roman récent d’Alfred de Vigny ; mais les deux articles sur les Odes et Ballades, s’ils n’étaient pas sans réserves, étaient écrits « dans un assez vif sentiment de sympathie et de haute estime ». — C’est dans ces termes qu’en parle l’auteur lui-même, étant de ceux qui se défendent toujours de la simple admiration.

Ce qui dut surtout toucher Victor Hugo, ce fut sans doute ce passage du dernier article :

« Qu’on imagine à plaisir tout ce qu’il y a de plus pur dans l’amour, de plus chaste dans l’hymen, de plus sacré dans l’union des âmes sous l’œil de Dieu, qu’on rêve, en un mot, la volupté ravie au ciel sur l’aile de la prière, et l’on n’aura rien imaginé que ne réalise et n’efface encore M. Hugo dans les pièces délicieuses intitulées Encore à toi et Son Nom ; les citer seulement, c’est presque en ternir déjà la pudique délicatesse… »

Victor Hugo alla au Globe remercier M. Dubois et lui demanda le nom et l’adresse de l’auteur de ces articles pour le remercier à son tour. Le critique était un jeune homme de talent appelé Sainte-Beuve ; il demeurait au numéro 94 de la rue de Vaugirard. Or Victor Hugo logeait précisément au numéro 90 de la même rue. Il admira ce hasard et s’en alla du même pas sonner à la porte de son voisin, ami déjà. Sainte-Beuve était absent, mais dès le lendemain vers midi, il se présentait chez le poète. Victor Hugo, qui était à déjeuner, le reçut sans le faire attendre et lui témoigna la cordialité avec laquelle ces jeunes combattants de la mélée romantique accueillaient ceux en qui ils pouvaient espérer des recrues et des auxiliaires.

Sainte-Beuve avait alors vingt-trois ans ; il était laid de visage et peu gracieux de tournure, mais avec une physionomie assez expressive qui s’éclairait d’un regard pénétrant. Son père était mort avant sa naissance ; il avait grandi sans guide entre une mère et une tante, excellentes femmes, mais qui paraissent avoir été fort insignifiantes. Il avait achevé à Paris, au collège Charlemagne, d’excellentes études commencées en province. Sa mère était venue le rejoindre au sortir de ses classes et il habitait avec elle. Leurs ressources étaient médiocres, il avait dû prendre un état ; il avait choisi la médecine sans y avoir beaucoup de goût ; mais, par bonheur, M. Dubois, un de ses professeurs du collège Charlemagne, venait de fonder le Globe et lui avait fait une place dans son journal. Ses premiers articles, sur des sujets historiques ou géographiques, avaient tout de suite révélé ses maîtresses qualités, justesse et finesse ; mais ce succès-là ne le satisfaisait qu’à demi.

La critique était son don, la poésie était sa manie. Être un poète, un Byron, un Lamartine, voilà quel était par-dessus tout son rêve. Seulement, l’imagination lui faisait défaut, l’inspiration le fuyait, le vers lui résistait, ne venait qu’avec labeur et sans grâce. Dans son Joseph Delorme[1], qui est lui-même, il nous a confié ses tourments :

« Son premier amour pour la poésie se convertit en une aversion profonde. Il se sevrait rigoureusement de toute lecture enivrante pour être certain de tuer en lui son inclination rebelle… Ce qu’il souffrit pendant deux ou trois années d’épreuves continuelles et de lutte journalière avec lui-même, quel démon secret corrompait ses études présentes en lui retraçant les anciennes ! quels tressaillements douloureux il ressentait à chaque triomphe nouveau de ses jeunes contemporains !… »

Le malheur de Sainte-Beuve voulut que la poésie ne fût pas encore son seul amour déçu : de nature sensuelle, il aimait, il voulait, en même temps que la Muse, la femme ; et la femme, hélas ! lui échappait comme la Muse. Le sentiment de sa laideur le rendait gauche et timide, et sa timidité le rendait sauvage. Rebelle à tout lien par caractère, il répugnait à l’idée du mariage ; il lui aurait fallu, dit-il, « une mademoiselle Lachaux, une mademoiselle de Lespinasse ou une Lodoïska ». Mais ces beautés-là appellent et veulent aussi la beauté, et, ce n’est pas tout qu’elles vous plaisent, il faut leur plaire. Les aveux de « Joseph Delorme » nous laissent supposer que le seul amour qu’il connut ne fut pas celui qui se donne.

Tous ces rêves avortés lui avaient fait une âme tourmentée. Il portait impatiemment le poids de sa solitude : il avait des relations, mais, s’il n’avait pas de maîtresse, il n’avait guère d’amis. Aucune affection n’était là pour le consoler, pour le conseiller. Son esprit inquiet cherchait en vain sa voie et son but. Nulle religion et nulle conviction. Que croire et que penser, que faire ? Il tombait dans des accès d’aigreur et de misanthropie. La part faite de l’exagération littéraire, il confesse ainsi dans Joseph Delorme sa secrète souffrance :

« Son âme n’offrait plus qu’un inconcevable chaos où de monstrueuses imaginations, de fraîches réminiscences, des fantaisies criminelles, de grandes pensées avortées, de sages prévoyances suivies d’actions folles, des élans pieux après des blasphèmes, s’agitaient confusément sur un fond de désespoir. »

Et cependant, au milieu de ces découragements et de ces défaillances, il est certain que Sainte-Beuve devait avoir la conscience de forces, de véritables forces intellectuelles, sentimentales peut-être, qui étaient en lui et qui se produiraient un jour ou l’autre.

Tel était, à peu près, l’état d’âme du jeune visiteur auquel Victor Hugo faisait bon accueil au commencement de 1827.

Le visiteur a raconté lui-même cette première visite, mais à longue distance, et bien froidement, à ce qu’il semble :

« La conversation roula en plein sur la poésie ; madame Hugo me demanda à brûle-pourpoint de qui donc était l’article un peu sévère qui avait paru dans le Globe sur le Cinq-Mars de De Vigny. Je confessai qu’il était de moi. Hugo, au milieu de ses remerciements et de ses éloges pour la façon dont j’avais apprécié son recueil, en prit occasion de m’exposer ses vues et son procédé d’art poétique, quelques-uns de ses secrets de rythme et de couleur. Je faisais dès ce temps-là des vers, mais pour moi seul et sans m’en vanter ; je saisis vite les choses neuves que j’entendais pour la première fois et qui, à l’instant, m’ouvrirent un jour sur le style et la facture des vers ; comme je m’occupais déjà de nos vieux poètes du XVIe siècle, j’étais tout préparé à faire des applications et à trouver moi-même des raisons à l’appui… »

5 Décembre 1904.

En admettant que cette première visite ait été si professionnelle et technique, un peu plus de confiance paraît s’être établie à la seconde. Victor Hugo voulait aborder le théâtre et venait d’achever son Cromwell. Il en lut à ce nouvel auditeur plusieurs scènes, qui eurent sans doute son approbation : car Victor Hugo lui écrivit quelques jours après, — c’était le 8 février, — pour lui demander « s’il avait velléité d’en entendre davantage ». Dans ce cas, il l’invitait à venir le lundi suivant chez son beau-père, rue du Cherche-Midi, « hôtel des Conseils de guerre. — Il ne lui nommait pas M. Foucher. — « Tout le monde, ajoutait-il, sera charmé de le voir, et moi surtout. Il est du nombre des auditeurs que je choisirai toujours parce que j’aime à les écouter. »

Sainte-Beuve répondit aussitôt par ce billet :

[1827.]
Rue de Vaugirard, 90, ce samedi.

J’accepte avec beaucoup de plaisir et de reconnaissance l’invitation de Monsieur Hugo. J’aurai l’honneur de me rendre avant huit heures chez Monsieur son beau-père. Seulement, Monsieur Hugo a oublié de m’apprendre le nom de la personne qui veut bien me faire la faveur de me recevoir. Serait-ce une indiscrétion de le prier de me le marquer par un seul mot de lettre ? J’irais bien moi-même m’en informer auprès de lui, si je ne craignais de le déranger trop souvent.

Son tout dévoué,
Sainte-Beuve

La lecture de Cromwell se fit le 12 février. Dès le lendemain 13, Sainte-Beuve écrivait au poète cette lettre, bien curieuse et bien caractéristique. L’apprenti en poésie avait docilement écouté et pieusement recueilli les leçons du jeune maître mais ici le critique reprenait son avantage, et l’on va voir qu’il en usait assez largement :

Ce mardi.
Monsieur et ami,

En rentrant hier à la maison, j’ai retrouvé la bague que je cherchais ; je suis bien fâché de la peine qu’on se sera donnée pour trouver ce qui n’était pas perdu.

Mais parlons de votre tragi-comédie. Elle donne tant à penser qu’on ne peut tout en dire à la fois. Permettez-moi ici de compléter un peu ce que je vous en ai déjà témoigné. Tous les compliments que je vous en ai faits, je vous les ai faits parce que je les pense ; et je vous avoue très sincèrement qu’après la lecture des deux premiers actes, je ne voyais absolument à vous faire que des compliments. La lecture des troisième et quatrième actes, où il y a tant de beautés du premier ordre, m’a pourtant suggéré quelques critiques, que je me fais un devoir de vous soumettre, sans précaution oratoire, persuadé que c’est de la sorte qu’il faut en agir avec des hommes comme vous, et que, quelque idée que vous preniez de mon jugement, vous apprécierez l’intention qui l’a dicté.

Toutes ces critiques rentrent dans une seule que je m’étais déjà permis d’adresser à votre talent, l’excès, l’abus de la force, et passez-moi le mot, la charge. La partie sérieuse de votre drame est admirable ; vous avez beau vous abandonner et vous déployer, vous n’enlevez jamais votre sujet au delà du sublime. Les scènes de la réception des ambassadeurs, les deux qui la suivent au deuxième acte, le monologue de Cromwell après l’entrevue avec sir Robert Willis ; au troisième acte les scènes du conseil privé, de Milton aux pieds de Cromwell tout cela est beau et très beau ; on se récrie d’enthousiasme presque à chaque vers. C’est donc à la partie comique que j’adresserai surtout des reproches. L’idée de l’avoir mêlée, entrelacée avec l’action principale qui est toute terrible, était une source de beautés où vous avez largement puisé. Plus le contraste produisait d’effet, plus il fallait le dispenser avec sobriété, et je crois que vous avez dépassé la mesure surtout dans les aparté très longs et trop fréquents qu’il fallait, ce me semble, un peu plus sous-entendre : la parodie devait être moins développée ; elle se devine à demi-mot. Loin de moi au reste la pensée de blâmer ces poignants contrastes où les larmes et les rires se confondent. Cromwell délirant aux prises avec sa conscience et son crime, et Rochester caché, grimaçant et jouant avec l’énigme terrible qu’il ne comprend pas et qui est pleine de mort. C’est à l’abus, c’est aux détails, aux détails seulement que j’en veux, et je vous assure qu’il y a des moments hier où je leur en ai voulu beaucoup  : n’allez pas croire qu’ils m’ennuyaient rien n’ennuie chez vous ; mais ils m’agaçaient, m’impatientaient, j’étais tenté de leur dire, comme Cromwell à ses fous, quand il est de mauvaise humeur « Paix ! trêve ! à bas ! » Pardon, mon cher monsieur, de ces formes si libres, que je me permets avec vous ; mais moins j’y mets de prétention, plus je serai excusé ; au reste j’ai pensé que peut-être ç’avait été de votre part une malice de produire cet effet sur l’auditeur, à peu près comme l’Arioste quand il déconcerte le lecteur en rompant mille fois son fil. Mais même dans ce cas, je persiste à croire que le contraste est souvent poussé trop loin. — Vos personnages vous étaient donnés par l’histoire pleins de ridicules, d’extravagances, c’étaient des caricatures véritables. Tant mieux. Mais n’en avez-vous fait quelquefois trop d’usage ? N’avez-vous pas renchéri sans besoin ? Déjà votre puritain si excellent des deux premiers actes m’avait semblé par moments un peu trop érudit dans la Bible ou plutôt trop continuellement érudit. Je sais que l’histoire est là pour l’attester ; passe donc pour lui. Mais Rochester, il est trop ridicule dans la déclaration d’amour à la Scudéri qu’il adresse à Francis, dans la leçon de poésie à la Racan qu’il adresse à Milton. — Sans doute, il pouvait, il devait dire ces choses-là, mais les dire plus légèrement, d’un ton moins accentué et pour ainsi dire moins gascon. — Surtout, puisque des caricatures historiques, telles que le Puritain et Rochester, vous étaient données, puisque vous inventiez si heureusement ces quatre fous de Cromwell qui agrandissaient encore la scène de l’orgie comique, vous pouviez adoucir les traits de la vieille gouvernante, qui est vraiment trop hideuse pour prétendre à n’avoir que trente ans, qui, parce qu’elle est mariée par accident avec Rochester, ne peut se méprendre au point d’en devenir follement amoureuse et de le poursuivre de ses caresses conjugales. L’accident eût été fort plaisant sans ce surcroît. Vous voyez que ce ne sont là que des critiques de détail ; mais il y a à prendre garde même aux petites choses, car les petites choses tuent les grandes.

— J’ai remarqué aussi que d’une scène naturellement attendrissante ou comique, vous tiriez trop tout ce qu’elle peut donner, et qu’en l’épuisant vous la rendiez moins attendrissante ou moins comique qu’elle ne l’eût été avec plus de laisser-aller. Le croiriez-vous ? J’ose attaquer sous ce rapport la belle, la très belle scène de Francis et de Cromwell au troisième acte. Oui, quand même Francis, à l’âge de quinze ans, n’eût pas été sans avoir appris (ce qui est, plus j’y pense, invraisemblable) la part que son père avait prise, sinon à la mort de Charles, du moins à sa chute, quand elle n’eût pas trop ingénument supposé que s’il faisait un roi, ce ne pouvait être qu’un Stuart ou au pis aller un Bourbon, je crois fermement que la scène eût conservé toutes ses admirables beautés — oui, toutes, — elle pouvait ignorer assez de choses encore pour désoler son père, pour l’aimer, pour le forcer à l’éloigner de lui, afin de conserver au moins un être qui le crût bon et pût le chérir. Sans doute la part à faire entre ce qu’elle devait savoir et ce qu’elle pouvait ignorer était délicate, peut-être fallait-il la laisser plus indécise que vous ne l’avez fait ; un voile si léger, un nuage si douteux suffit pour abuser l’innocence, même quand tout est sous ses yeux ! Oui, Francis pouvait encore savoir bien des choses, et toujours aimer son père. Sous le même rapport, dans une scène bien différente, celle du quatrième acte où Cromwell en faction cause avec Murray, je vous reprocherais d’avoir poussé trop loin la comparaison que fait Murray de Cromwell avec le soldat prétendu. La scène, sans cet effet poussé trop loin, n’eût pas moins pu être fort comique. Je suis bien impertinent de vous assaillir ainsi de mes critiques, vous qui m’avez accablé de vos beautés ; c’est de ma part une triste revanche. Encore un mot pourtant sur votre style. Il est bien beau, surtout dans la partie sérieuse du drame. Dans le reste, il n’est pas toujours exempt d’images un peu saillantes, trop multipliées et quelquefois étranges. Au reste, voici comment je m’explique en partie la chose. — Vous tenez avec grande raison à une rime riche. Souvent il n’existe pas entre les mots qui riment richement avec la fin du premier vers et le sens de ce vers de rapport naturel, rationnel, philosophique. Que faites-vous alors, sans doute à votre insu ? Vous proposez à votre imagination l’espèce de problème suivant : trouver une métaphore qui lie au figuré le mot, qui rime bien, avec le sens de la pensée. De là un surcroît de métaphores qui ne se seraient pas présentées naturellement à l’imagination, mais que celle-ci produit par provocation, et comme à l’appel du coup de cloche de la première rime : de là une grande source de beautés soutenues et inattendues — c’est de la sorte, j’en suis sûr, que vous avez trouvé la corde à potence — mais de là aussi quelquefois de brusques et étranges figures qui auraient besoin d’être adoucies et fondues. Adoucir et fondre souvent, retrancher quelquefois, ce sont là les opérations secondaires, subalternes, qui suffiraient pour faire de votre œuvre, non pas une belle œuvre, elle l’est déjà, mais un chef-d’œuvre.

Vous vous étiez proposé un double but à atteindre, Corneille d’une part et Molière de l’autre. Corneille est atteint, mais non pas Molière ; ce serait plutôt Regnard, surtout Beaumarchais ; il y a dans votre pièce beaucoup du Mariage de Figaro.

Je ne vous parle pas des beautés innombrables qui m’ont frappé. J’en ai déjà causé avec vous et j’en causerai, j’espère, encore. Seulement excusez tout mon long bavardage, si tant est que vous l’ayez daigné déchiffrer, mais ne vous tenez pas quitte de ma franchise, tant que vous m’honorerez de votre amitié.

Sainte-Beuve

La part des éloges est assez belle dans cette lettre, mais la part des critiques y est assurément plus large encore et Sainte-Beuve ne ménage guère à Victor Hugo les vérités. Il faut convenir que ses reproches sont justes et que les défauts de ce premier essai dramatique sont relevés avec beaucoup de pénétration et de goût. Mais, si l’on se reporte à l’époque où fut composé Cromwell, la hardiesse et la nouveauté de l’œuvre y pouvaient compenser les fautes de métier et les invraisemblances. Quoi qu’il en soit, il est certain que Victor Hugo accepta de bonne grâce les sévérités de son jeune juge car, au bout de quelques jours, Sainte-Beuve répondait à sa confiance en le choisissant pour juge à son tour. Il repêchait ses pièces de vers dans ses tiroirs, faisait un choix de celles qu’il estimait les moins faibles, et, ce qu’il n’avait osé jusqu’alors avec personne, les envoyait à Victor Hugo.

Sainte-Beuve avait adressé à Victor Hugo une critique de critique. Victor Hugo lui montra ce que c’était qu’une critique de poète. C’était déjà, ce fut toujours sa manière, de ne voir d’abord dans les œuvres de ceux qu’il aimait que ce qu’elles avaient de bien et de n’en indiquer ensuite les faiblesses qu’en les éclairant par les éloges. Ils ne devaient pas être excellents, les premiers vers de Sainte-Beuve, si l’on en juge par ceux qui ont été conservés ! Victor Hugo, après les avoir lus, n’en adressa pas moins à l’auteur le billet suivant :

« Venez vite, monsieur, que je vous remercie des beaux vers dont vous me faites le confident. Je veux vous dire aussi que je vous avais deviné, moins peut-être à vos articles qu’à votre conversation et à votre regard, pour un poète. Souffrez donc que je sois un peu fier de ma pénétration et que je me félicite d’avoir pressenti un talent d’un ordre aussi élevé. Venez de grâce, j’ai mille choses à vous dire. »

Un poète ! Victor Hugo déclarait à Sainte-Beuve qu’il était un poète ! Un de ces jeunes triomphateurs qu’il avait le plus jalousement admirés avait tout d’abord deviné qu’il était un poète ! Rien au monde ne le pouvait rendre plus fier et plus heureux. Son souhait le plus ardent était exaucé, son plus beau rêve était accompli. Il courut chez Victor Hugo, il lui appartenait de ce jour tout entier.

Alors se noua entre eux l’intimité la plus étroite et bientôt la plus tendre. Victor Hugo alla prendre un appartement au no 11 de la rue Notre-Dame-des-Champs : Sainte-Beuve se hâta d’en louer un au no 19. Sainte-Beuve n’avait pas d’amis : Victor Hugo lui donna les siens. Sainte-Beuve fut désormais de ce qu’on appelait le « Cénacle » ; on le mena contempler les soleils couchants et boire le vin bleu de la mère Saguet. L’école romantique n’avait pas de champion plus ardent ; les idées et les opinions de Victor Hugo étaient ses opinions et ses idées, et lui qui de sa vie ne s’était attardé à considérer le portail d’une église, il s’était fait initier à tous les secrets du plein cintre et de l’ogive. Mais, pour les deux amis, c’était encore la poésie qui était le plus cher sujet de leurs entretiens. Il y a bien peu des notes de « Joseph Delorme » qui ne soient des échos de la causerie de Victor Hugo. Sainte-Beuve, d’autre part, faisait communier avec lui Victor Hugo dans le culte de Ronsard et de la Pléiade. Ils se lisaient, au fur et à mesure, s’échauffant, s’inspirant ensemble, les poèmes qu’ils écrivaient alors : — Sainte-Beuve, Joseph Delorme, et Victor Hugo, les Orientales.

Au mois d’août 1828, cette précieuse communauté fut interrompue par une invitation que reçut Sainte-Beuve de faire un voyage en Angleterre. Les deux amis se séparèrent avec peine, en se promettant de s’écrire. Voici les deux lettres de Sainte-Beuve :

Londres, ce 12 août 1828.
Mon cher Victor,

Je pense toujours beaucoup à vous, et j’ai besoin de vous le dire. J’ai vu d’assez belles choses depuis ma dernière lettre ; à Newnham, château du comte d’Harcourt, une galerie de tableaux, où se trouvent trois Murillo, un Enfant piqué d’un freslon, deux Mendiants et une Cour de ferme ; Ulysse et Nausicaa par Salvator Rosa ; une Musulmane s’embarquant avec ses esclaves et ses bagages par Watteau, etc., etc. Dans une autre maison, j’ai vu un Joueur de violon, de Murillo encore ; cette figure pâle et pauvre, gravée de petite vérole, et d’une couleur si blanchâtre, ce nez épaté et sans forme bien nette, cette bouche entr’ouverte pour chanter, ces mains d’un blanc sale, aussi marquées de petite vérole, tout cela est d’une nature si humaine, si mendiante, qu’on ne peut s’en détacher, et qu’on souffre à la voir.

La cathédrale de Winchester est un admirable monument, de deux époques, la nef est gothique et les côtés de la croix sont saxons. La tour est carrée, à la saxonne, ce me semble que c’est grand et simple ! La cathédrale de Salisbury, toute gothique, a une flèche merveilleusement élancée ; l’intérieur est un peu simple ; il y a trop de nudité ; mais, en somme. que d’élégance et de grandeur ! Que le mot de nef s’applique bien au corps des églises gothiques ! Saint-Ouen, sans ses tours et ses clochers, ressemble à une frégate démâtée, mais fine et légère encore. Ôtez à Saint-Paul ses tours et ses dômes, vous n’aurez plus qu’une carcasse de prame ou de gabarre.

J’ai vu Westminster-Abbey ; il faut dire que c’est admirable en somme, puis regretter en détail tant de mauvais goût dans les tombes qui remplissent l’église, tant de restaurations d’un gothique moderne trop simple, la perte des vitraux ; dans la chapelle de Henri VII, il ne faut qu’admirer et se récrier.

À propos de vitraux voici une idée qui m’est venue. Ces peintures à tout moment brisées par les carreaux me font l’effet de vos petites ballades à tout moment brisées par le rythme (de vos bas-reliefs gothiques que j’appellerai plus volontiers vos vitraux gothiques).

En pareille composition il n’y a pas grand mal qu’on voie la trace des brisures, pourvu que l’effet total, la posture du personnage, sa dégaine monacale, épiscopale ou royale soit fidèlement reproduite. Aussi quelle puérilité suivant moi de s’attacher à sauver entièrement la trace de ces brisures comme ce peintre moderne qui, dans l’église de Salisbury, a fait coïncider minutieusement les bords des carreaux avec les bords des draperies, de sorte qu’on ne se doute plus de rien ! C’est sur des vitraux qu’on peint et non sur une toile. N’est-ce pas vrai ?

À quelques milles de Salisbury, dans les plaines de ce nom, se trouvent des pierres immenses (analogues à celles de Carnac et de la même origine) formant deux ou trois cercles concentriques ; au centre sont d’autres pierres aussi immenses, qui paraissaient constituer un autel. C’est ce qu’on appelle Stone-henge. J’ai vu ce monument ; ce sont des débris de temple, suivant toute apparence. Mais d’où ces pierres ont-elles été apportées et par qui ? Il ne paraît pas qu’il y ait dans le pays une carrière de la même espèce, et d’ailleurs ce serait fort loin pour le transport. La mer est à quelques lieues ; et il est encore plus à croire que c’est par mer que sont arrivés les architectes et peut-être les pierres. Il y a là matière à bien des questions ; une opinion assez répandue attribue cette construction aux Phéniciens ; ce qui m’a semblé confirmer vos idées sur Carnac. Voilà encore des choses que nous autres peuples civilisés avec notre mécanique analytique ne ferions pas, et qu’ont fait en d’autres temps des Barbares.

Je suis à Londres dans ce moment, mais j’y suis seul et dans une mauvaise saison, car tout y est fermé. Drury-Lane et Covent-garden ne donnent pas. Il n’y a que le théâtre d’été de Hay-Market. Le Museum britannique est aussi fermé, mais j’attends ces jours-ci une permission particulière ; après quoi je quitterai Londres et, après huit jours encore de séjour près d’Oxford, je reviendrai vous voir.

Si vous êtes assez bon pour m’écrire aussitôt la présente reçue, je serai

M. Sainte-Beuve
Tubney lodge
Near Oxford

encore en Angleterre pour recevoir votre réponse, ce qui me donnera du courage et un viatique pour le retour. Soyez assez bon pour me marquer l’adresse de M. Leprévôt ; en cas que je m’arrête à Rouen, je l’irai voir.

Adieu, mon cher Victor ; mille amitiés à Paul, à Boulanger ; que fait ce pauvre Galloix ? M. David doit venir, m’écrit maman, à Londres ; par malheur je n’y serai plus ; témoignez-lui mon regret ; il est aussi bon que grand. Mes souvenirs à nos autres amis. Lamartine est-il venu à Paris comme il le devait ?

Mille respects à madame, je vous prie dans quinze jours, j’espère être à vous.

Votre bien dévoué,
Sainte-Beuve

Soyez aussi assez bon pour dire à maman que vous avez reçu de mes nouvelles et que je l’embrasserai bientôt. Encore adieu.

[1828, Oxford.] Ce mercredi 26 août.
Mon cher Victor,

Me voici bien loin de vous et pensant beaucoup à vous, comme vous croyez bien. Dans tout ce que j’ai vu de beau jusqu’à présent et dans tout ce que je verrai, vous entrez pour une grande part ; je sens et j’admire bien souvent à votre intention autant qu’à la mienne. Je vous dois d’ailleurs, et cela m’est bien doux, de comprendre et de sentir l’art, car auparavant j’étais un barbare. Une cathédrale était pour moi une énigme dont je ne cherchais pas le mot, et le plus beau tableau ne me semblait qu’une idée que j’évaluais à la gens de lettres. En passant à Rouen où je ne suis resté que deux heures, j’ai eu assez de temps pour courir à la cathédrale, à Saint-Ouen et à Saint-Maclou qui m’ont émerveillé. Le portail de Saint-Maclou est une épopée. Que ne sais-je un peu cette belle langue d’ogives, d’aiguilles, de pendentifs, pour vous décrire ce que je vois maintenant dans l’œil de ma mémoire ! Lillebonne m’a fait un effet charmant par son joli clocher et son château ruiné avec son panache de lierre. En arrivant à Southampton où j’ai été forcé par les douaniers de rester un jour, j’ai été voir en bateau l’abbaye gothique de Hatley tombée en ruines : elle est flanquée d’un fort qui la protégeait des pirates, et on montre la communication souterraine entre le fort et l’abbaye. Sur mer, pendant douze heures de belle et rapide traversée, j’ai contemplé avec délices un coucher et un lever de soleil et un coucher de lune. Je suis allé une fois à Oxford, où j’ai admiré la chapelle du collège de Christ-Church, où il y a de l’architecture saxonne, à piliers massifs, à pleins cintres et à ornements à zigzags ; j’espère voir dans un village voisin une petite église toute saxonne très renommée. La chapelle de Christ-Church a aussi du gothique mêlé à son saxon, un beau tombeau de sainte Frisewide, du IXe siècle, des confessionnaux à dentelles, des vitraux splendides. Une autre chapelle de New-College est fort belle aussi, les vitraux sont comme du velours rouge. Mais ici encore, comme en France, le faux goût vient gâter l’émotion : une fenêtre très large au-dessus du portail représente une Nativité peinte sur ces vitraux il y a une quarantaine d’années, de sorte que ce tableau élégant à touches fines et molles, à la Josua Reynolds, se marie mal aux figures flamandes des autres fenêtres. Dans la bibliothèque Bodleana, j’ai vu quelques tableaux, un Canning par Lawrence, les Écoles d’Athènes de Jules Romain, un Raphaël par lui-même, un Rembrandt par lui-même, Falkland et Digby par Van Dyck, mais, en somme, cette collection est pauvre, et je me dédommagerai en allant à Blenheim chez le duc de Marlborough qui a une belle collection.

D’ailleurs je suis ici à la campagne, ne faisant rien que jouir d’un joli pays, bien varié, avec des arbres bien ronds, des bruyères, des étangs, la Tamise fort petite encore à deux milles, beaucoup de gazon. Je vis à l’anglaise assez matériellement, n’ayant pas un moment à rêver ni à travailler ; car mes bons amis ne me laissent pas. Aussi bonsoir toute poésie. Ce sera au retour, quand j’aurai retrouvé mon loisir et votre vivifiant soleil, à vous, à de Vigny, à Boulanger, à Émile Deschamps, Paul ; car cette poésie, au moins chez moi, est une taupe honteuse qui rentre à cent pieds sous terre à moins de silence profond et de sécurité parfaite. Aussi, au milieu de mon contentement et de mon bien-être, j’ai des tristesses, des regrets de vous tous, qui me feraient pleurer si je pouvais être seul un quart d’heure. Quelle drôle de vie mènent les Country-Esquires, chasse, pêche, dîners, promenades à cheval, le prêche le dimanche, la plupart sont curés de leur paroisse ; tous les gens que je vois ici sont curés en vérité ; il n’y paraît guère d’ailleurs, dansant, mariés, aimables à leur façon et, quoique très croyants, assez peu dévots. Je n’irai à Londres que dans dix jours, car je dois passer huit jours à la campagne auparavant chez M. Lockard, un membre du Parlement, ami de mes amis.

Mille respects à Madame, et amitiés à Paul, à Boulanger, à Émile Deschamps, si vous le voyez. — Si vous m’écrivez, que ce soit ainsi :

M. Sainte-Beuve
Tubney lodge
Near Oxford
Angleterre (England)

mais ne vous gênez pas, malgré tout le plaisir que j’aurais à voir de votre main. D’ailleurs je serais quelque temps avant de pouvoir vous lire, car votre lettre me trouverait déjà parti pour Londres ou chez M. Lockard.

Je n’ai pas encore répondu à M. Saint-Valry ; faites-lui en mes excuses, si vous lui écrivez.

Adieu encore, et quelquefois un souvenir, je vous en prie.

Votre bien dévoué ami,
Sainte-Beuve

Mes respects à M. Foucher.

Sainte-Beuve était de retour en septembre 1828. Peu après, il communiquait à Victor Hugo des feuillets manuscrits, en le priant de les juger :

Lisez, mon cher ami, ces quelques misérables pages. Tâchez de vous mettre à la place de celui qui les écrit pour les comprendre et les excuser. Si vous croyez franchement qu’il n’y ait pas scrupule et honte à dévoiler ainsi des nudités d’âme, dites-le-moi et je les livrerai au public, ne serait-ce que pour me donner le plaisir d’une sensation nouvelle. Si vous y voyez inconvenance et ridicule, dites-le-moi aussi franchement et j’enfouirai vite sous clef toutes ces confidences perdues entre vous et moi.

Toujours à vous,
Sainte-Beuve

En janvier 1829, parurent les Orientales ; en mars 1829, paru Joseph Delorme.

Quand Sainte-Beuve eut publié ce livre, il semble qu’il dut se sentir soulagé et comme renouvelé. Peut-être y avait-il enseveli à jamais ses amertumes et ses douleurs ?…

  1. Vie, Pensées et Poésies de Joseph Delorme (1829).