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Lettres de Sainte-Beuve à Victor Hugo et à Madame Victor Hugo/III

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Lettres de Sainte-Beuve à Victor Hugo et à Madame Victor Hugo
La Revue de Paris11e année, tome 6 (p. 749-764).
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III


Les Consolations


Madame Victor Hugo n’avait eu jusqu’ici qu’un rôle assez effacé dans cette amitié des deux hommes : pas une poésie de « Joseph Delorme » ne lui est dédiée ; son nom n’est prononcé dans les lettres d’Angleterre que pour la formule finale de politesse. La naissance et l’allaitement de son troisième enfant, François-Victor, l’avaient absorbée elle-même tout entière. Rien de nouveau dans sa vie, pas même l’adoration constante et fidèle de son mari. Cependant, toujours attentive à ce qui se disait autour d’elle, elle poursuivait en silence son travail intérieur ; sa pensée s’élargissait, ses idées s’étendaient. Quant aux choses de sentiment, elle n’avait rien à en apprendre, même des hommes supérieurs dont elle était entourée, et personne n’eût pu en remontrer là-dessus à son doux et grand cœur. C’est elle, au contraire, qui, sous ce rapport, pouvait exercer, et exerçait, à l’insu d’elle-même et des autres, sa charmante et bienfaisante influence, et les Feuilles d’Automne, ce poème du foyer, lui redoivent peut-être bien quelque chose.

Sainte-Beuve, auprès de Victor Hugo, avait éclairé et raffermi son esprit ; il savait ce qu’il voulait, il voyait où il allait, il avait pénétré dans tous les sens tous les carrefours de la pensée ; sa vive et curieuse intelligence était satisfaite : restait l’âme. Il croyait saisir maintenant toute la beauté de l’art ; ne demeurait-il pas encore étranger à la beauté morale ? Où pouvait-il mieux la connaître qu’auprès de madame Victor Hugo ?

L’année 1829, où nous sommes, fut pour Victor Hugo l’une des plus remplies de sa laborieuse carrière. Voilà qu’il était père de trois enfants, il avait à pourvoir à cette chère couvée : le théâtre seul pouvait lui donner ce qu’il fallait pour cela, il avait résolu de faire du théâtre. Sans quitter Notre-Dame de Paris commencée, il avait écrit Marion de Lorme ; Marion de Lorme arrêtée par la censure, il se mit à écrire Hernani. Ce qui ne l’empêchait pas, entre temps, de composer la plus grande partie des Feuilles d’Automne. Tout ce travail exigeait toutes ses heures. Il n’en voyait pas moins à peu près chaque jour son ami Sainte-Beuve ; il s’était fait une habitude et comme un besoin de ces entretiens où chacun d’eux aiguisait sa pensée. Mais, l’après-midi, il sortait, il prenait l’air, il gagnait le jardin du Luxembourg, et il travaillait en marchant. Sainte-Beuve beaucoup moins occupé, restait avec madame Victor Hugo ou même revenait pour elle, et c’est alors qu’après deux années, où il n’avait pas cessé de la voir et de lui parler, il fit sa connaissance.

Il sentit vite tout ce que l’intimité avec cet être calme et pur lui faisait de bien, tout ce qu’elle lui apportait d’apaisement et de sérénité. Elle avait un si sûr instinct de ce qui est vrai, de ce qui est bon, de ce qui est juste ! Il avait cru le savoir, mais il voyait qu’il n’en était rien, ou du moins elle le lui rapprenait. Elle ramenait cet esprit complexe à sa propre simplicité. S’il se laissait aller à quelqu’une de ses anciennes erreurs, elle le reprenait doucement, raisonnait, discutait, en appelait à quelque ami qui entrait.

Car ils n’étaient pas toujours seuls. Il y avait d’abord les enfants, Didine sérieuse, Charlot turbulent, distractions ravissantes ; il y avait d’autres amis, très souvent Louis Boulanger, un vrai artiste, un fin lettré, un être excellent et qui avait, même avant Sainte-Beuve, un culte pour madame Victor Hugo : son atelier était à deux pas, rue de l’Ouest, et il survenait, à toute minute, avec ou sans Robelin, bon enfant, bon vivant, spirituel et narquois, qui jetait dans leurs controverses sa gaieté de merle siffleur.

Mais Sainte-Beuve n’était vraiment heureux que lorsqu’ils causaient tête à tête. Ils pouvaient parler alors de choses graves et même de choses saintes. Élevée par un père dévot, Adèle n’était pas dévote, mais profondément religieuse. Ils parlaient donc de Dieu, de l’immortalité, de la destinée. Sainte-Beuve était maintenant tout plein de saint Augustin et des Pères de l’Église ! De sceptique, cette âme caméléone était devenue mystique. On n’a d’ailleurs qu’à relire les Consolations : l’influence d’Adèle, les idées d’Adèle y sont à toutes les pages, même à celles qui ne lui sont pas dédiées. Quelques fragments des deux poésies qui portent son nom achèveront de dire ce que furent ces heures qui auraient dû rester à jamais sacrées.


Oh ! que la vie est longue aux longs jours de l’été,
Et que le temps y pèse à mon cœur attristé !
Lorsque midi surtout a versé sa lumière,
Que ce n’est que chaleur et soleil et poussière ;
Quand il n’est plus matin et que j’attends le soir,
Vers trois heures, souvent, j’aime à vous aller voir ;
Et là, vous trouvant seule, ô mère et chaste épouse,
Et vos enfants au loin épars sur la pelouse,
Et votre époux absent et sorti pour rêver,
J’entre pourtant ; et vous, belle et sans vous lever,
Me dites de m’asseoir ; nous causons ; je commence
À vous ouvrir mon cœur, ma nuit, mon vide immense,
Ma jeunesse déjà dévorée à moitié,
Et vous me répondez par des mots d’amitié ;
Puis, revenant à vous, vous si noble et si pure.
Vous que dès le berceau l’amoureuse nature
Dans ses secrets desseins avait formée exprès
Plus fraîche que la vigne au bord d’un antre frais,
Douce comme un parfum et comme une harmonie,
Fleur qui deviez fleurir sous les pas du génie.
Nous parlons de vous-même, et du bonheur humain,
Comme une ombre, d’en haut, couvrant votre chemin,
De vos enfants bénis que la joie environne,
De l’époux votre orgueil, votre illustre couronne…


———


Un nuage a passé sur notre amitié pure ;
Un mot dit en colère, une parole dure
A froissé votre cœur, et vous a fait penser
Qu’un jour mes sentiments se pourraient effacer ;
Pour la première fois, vous, prudente et si sage,
Vous avez cru prévoir, comme dans un présage,
Qu’avant mon lit de mort, mon amitié pour vous,
Oui, madame, pour vous et votre illustre époux,
Amitié que je porte et si fière et si haute,
Pourrait un jour sécher et périr par ma faute.
Doute amer ! votre cœur l’a sans crainte abordé ;
Vous en avez souffert, mais vous l’avez gardé ;
Et tantôt, là-dessus, triste et d’un ton de blâme,
Vous avez dit ces mots, qui m’ont pénétré l’âme ;
« En cette vie, hélas rien n’est constant et sûr ;
« Le ver se glisse au fruit dès que le fruit est mûr ;
« L’amitié se corrompt, tout est rève et chimère ;
« On n’a pour vrais amis que son père et sa mère,
« Son mari, ses enfants, et Dieu par-dessus tous… »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

On voit que le nom et le souvenir de Victor Hugo revenaient sans cesse dans la bouche des deux causeurs. Ils se redisaient toutes les raisons qu’ils avaient l’un et l’autre de le remercier, de l’aimer, de l’admirer. Si Victor Hugo leur avait lu quelque poésie, quelque scène de Marion, Sainte-Beuve la commentait, l’expliquait, en faisait valoir les beautés. Lui, réservé et plutôt froid, il était devenu aussi cordial pour Victor Hugo que Victor Hugo l’était pour lui ; vraiment ils étaient comme deux frères.

Sainte-Beuve, qui s’est absenté pour quelques jours, écrit au couple aimé :
À DEUX ABSENTS


Couple heureux et brillant, vous qui m’avez admis
Dès longtemps comme un hôte à vos foyers amis,
Qui m’avez laissé voir, en votre destinée
Triomphante, et d’éclat partout environnée,
Le cours intérieur de vos félicités,
Voici deux jours bientôt que je vous ai quittés ;
Deux jours, que seul, et l’âme en caprices ravie,
Loin de vous dans les bois j’essaie un peu la vie ;
Et déjà sous ces bois et dans mon vert sentier
J’ai senti que mon cœur n’était pas tout entier.
J’ai senti que vers vous il revenait fidèle
Comme au pignon chéri revient une hirondelle,
Comme un esquif au bord qu’il a longtemps gardé ;
Et, timide, en secret, je me suis demandé
Si, durant ces deux jours, tandis qu’à vous je pense,
Vous auriez seulement remarqué mon absence.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Êtres chers, objets purs de mon culte immortel ;
Oh ! dussiez-vous de loin, si mon destin m’entraîne,
M’oublier, ou de près m’apercevoir à peine,
Ailleurs, ici, toujours, vous serez tout pour moi ;
– Couple heureux et brillant, je ne vis plus qu’en toi.
Saint-Maur, août 1829.


Au commencement d’octobre, Robelin, appelé à Besançon pour une affaire importante, proposa à Sainte-Beuve et à Boulanger de faire avec lui le voyage ; on s’arrêterait à Dijon et on pourrait revenir par Strasbourg : on verrait la cathédrale de Strasbourg ! La tentation était forte, ils y cédèrent. Avant de quitter Paris, ils eurent une joie : Victor Hugo leur lut Hernani, qu’il venait d’achever, et ils partirent enchantés de ce drame.

De Dijon, Sainte-Beuve écrit à Victor Hugo ; de Besançon, il écrit à madame Victor Hugo, – et sa lettre continue les Consolations :


[13 octobre 1829.]
Dijon, dimanche matin.
Mon cher Victor,

Notre première pensée à tous trois est ici pour vous ; nous avons bien parlé de vous pendant le voyage, et hier à dîner vous et madame Hugo ont été pour beaucoup dans ce plaisir qu’on éprouve à être trois amis dînant à dix heures du soir après deux mauvaises nuits et journées en diligence. Nous avons vu en passant à Sens une très belle cathédrale gothique avec le chœur roman par endroits, et, à Semur, petite ville que baigne l’Armançon chanté par Bertrand[1], une charmante vue pittoresque, des tours, des jardins échelonnés sous les remparts, et une église ravissante où se trouvent le long des bas-côtés une quantité de petites chapelles d’époques différentes jusqu’à la Renaissance. À peine arrivés, et au lieu de déjeuner, je suivais Robelin et Boulanger dans ces églises, où ils tombaient en ravissement et copiaient en toute hâte les jolies figures sur bois, les anges, les vierges, les christs en marbre, les lanternes en pierre pareilles à des flèches de cathédrale ; et moi, je les tirais de temps en temps par le bras pour leur rappeler qu’il était l’heure et que le conducteur n’entrait pas dans ces considérations-là. À mesure que nous sommes avancés vers Dijon, le paysage est devenu plus grand et plus sévère. Au lieu des saules et peupliers, que Boulanger compare à des balais, nous avions des pierres ou même des coteaux nus et gris ; et tout en montant ces longues côtes à pied, nous nous récitions par lambeaux Galice, Estramadure, la Vieille Catalogne, boire à l’eau du torrent, Hérissant la Sierra. – Vous étiez toujours avec nous.

Moi surtout, mon cher Victor, j’avais bien des raisons pour ne pas quitter un seul instant votre souvenir car, si je vous l’ai déjà dit en vers, souffrez que je vous le marque ici en simple et vraie prose, je ne vis plus que par vous. Le peu de talent que j’ai m’est venu par votre exemple et vos conseils déguisés en éloges ; j’ai fait parce que je vous ai vu faire, et que vous m’avez cru capable de faire ; mais mon fond propre à moi était si mince que mon talent vous est revenu tout à fait et après une course peu longue comme le ruisseau au fleuve ou à la mer ; je ne m’inspire plus qu’auprès de vous, de vous et de ce qui vous entoure. Enfin ma vie domestique n’est encore qu’en vous, et je ne suis heureux et chez moi que sur votre canapé ou à votre coin du feu. Aussi tout cela m’est revenu au fond de cette voiture dans mon bonnet de soie noire et je m’en suis nourri en silence. Cela me remonte un peu le moral et me rehausse à mes yeux de penser que ma vie touche si fort à la vôtre ; autrement j’aurais trop grand mépris de moi, et de mon âme qui trempe dans l’eau comme ces peupliers qu’abhorre Boulanger, et qui ont grêle et blanc feuillage ployant à tous vents. Tout ceci est pour vous, mon cher Victor, et pour madame Victor qui n’est pas séparée de vous dans mon esprit : dites-lui combien je la regrette et que je lui écrirai de Besançon, et tâchez du sein de votre bonheur et de votre gloire d’avoir quelques pensées pour nous. Travaillez à votre nouveau drame, mais surtout soignez votre santé ; elle est à nous tous et à bien d’autres encore arrêtez-vous dès que les entrailles vous le disent. Je travaillerai probablement très peu, et peut-être pas du tout, je n’ai rien dans l’esprit et dans l’âme que de vous aimer. Boulanger et Robelin vous rapporteront d’admirables croquis ; ils ne perdent pas un moment ni une occasion.

Adieu, tâchez de me lire, je vous écris debout ; je serai plus lisible quand j’écrirai à madame Hugo. Je vous récrirai de Besançon, et vous dirai où vous pourrez nous donner de vos nouvelles.

Boulanger et moi avons été bien heureux des marques de souvenir de madame Hugo et des deux portefeuilles.

Adieu, mon cher Victor, mille amitiés à nos amis, Paul, Guttinguer, Musset, Fouinet.

Votre tout dévoué,
Sainte-Beuve

Je tâcherai de trouver M. Brugnot aujourd’hui.

Besançon, 16 octobre 1829.
Madame,

Vous avez bien voulu me permettre de vous écrire et c’est une des plus grandes joies de notre voyage, qui, jusqu’ici comme tous les voyages humains, a été fort tempéré de contrariétés. Nous sommes depuis trois jours à Besançon qui nous semble une ville détestable, toute pleine de fonctionnaires, administrative, militaire et séminariste. Robelin y est arrêté par des affaires, et nous regrettons que ces affaires ne se soient pas rencontrées plutôt à Dijon qui est une bien belle ville et peuplée de bien jolies dijonnaises dont Boulanger a encore le cœur légèrement blessé : il vous racontera combien les yeux des jeunes filles de cette ville sont vifs et luisants. Pourtant je ne veux pas le calomnier et il est des yeux à Paris qu’il n’a pas encore oubliés. Aujourd’hui même, il a fait de souvenir une fort belle personne de seize ans, ressemblant beaucoup à une de nos voisines de la rue Notre-Dame-des-Champs ; au retour la demoiselle aura beau ne pas vouloir se reconnaître, il faudra bien qu’elle croie que ses traits sont gravés dans un certain cœur : voilà matière à bien des cancans qu’il nous sera bien doux de chuchoter dans quelques jours à vos pieds.

Je ne vous parlerai pas de gothique, d’une maison de la Renaissance peinte par Boulanger à Dijon, de porte romaine à Besançon, mais nous parlons à chaque instant de vous, de notre cher Victor dont nous nous renvoyons à tout bout de champ des vers et dont nous regrettons bien de ne pas avoir emporté les œuvres ; nous aurions besoin, pour nous rafraîchir l’âme, de votre conversation calme, reposée, si sensée et si bonne. À quoi en est Othello ? Est-ce joué ? Je n’ai pas lu, un seul journal depuis huit jours ! Et la pièce de Victor, Hernani, et la nouvelle ? Qu’il nous tarde de savoir des nouvelles de tout cela ! Et vous, madame, êtes-vous toujours une maman bien sévère ? Tenez-vous toujours à cette discipline d’il y a quinze jours ? Dites-vous toujours, avec cet air qui n’est qu’à vous, que ce que vous en faites n’est point par conviction, mais parce qu’il vous a pris un grand goût d’être à l’aise et que maintenant vous vous aimez ? Mais, je vous en prie, égoïsme ou conviction, continuez encore quelque temps cette discipline de douceur austère, pour laquelle vous m’en avez tant voulu, et votre Didine sera la plus sage des enfants comme elle est la plus jolie et la plus fine. J’espère que Charlot et Victor prospèrent toujours.

Je ne sais si nous verrons madame de Lelée à Pontarlier ; je ne sais si nous irons à Pontarlier, si nous resterons ici deux jours encore seulement ; si même nous ne retournerons pas à Paris, Boulanger et moi, sans Strasbourg ni Cologne ; toute détermination dépend de quelques petites affaires archi-épiscopales qui traînent en longueur et nous font maudire le pavé pointu de Besançon. Quand nous sommes passés à Dijon, M. Brugnot en était absent, j’ai laissé un mot pour lui ; je n’ai pas encore trouvé M. Weiss, mais j’y retournerai.

En vérité, madame, quelle folle idée ai-je donc eue de quitter ainsi sans but votre foyer hospitalier, la parole féconde et encourageante de Victor, et mes deux visites par jour dont une était pour vous ? Je suis inquiet, parce que je suis vide, que je n’ai pas de but, de constance, d’œuvre ; ma vie est à tout vent, et je cherche, comme un enfant, hors de moi ce qui ne peut sortir que de moi-même. Il n’y a plus qu’un point fixe et solide auquel dans mes fous ennuis et mes divagations continuelles, je me rattache toujours, c’est vous, c’est Victor, c’est votre ménage et votre maison. Non, madame, depuis que j’ai quitté Paris je n’ai pas pensé une seule fois ni à mademoiselle Cécile, ni à mademoiselle Nini, ni à personne qu’à ma mère, et assez tristement pour plusieurs raisons, et à vous comme consolation pleine de charme et de bonnes pensées. Pourquoi donc vous quitter et m’en venir dans une auberge de Besançon sans savoir si j’irai plus loin, et quand ? Je me suis déjà fait souvent cette question, nous nous la sommes faite, nous deux Boulanger ; et nous n’avons jamais pu nous répondre autre chose, sinon que nous étions bien fous, que nous pensions sans cesse à vous, que nous y penserions jusqu’au bout du voyage, et que nous vous reverrions le plus tôt possible avec bonheur.

Adieu, madame ; j’écrirai à Victor, si je continue d’aller ; sinon je vous porterai moi-même ma prochaine lettre. Dites mille amitiés à Paul ; vous qui êtes la raison même, donnez quelques bons conseils à notre ami Guttinguer avec mille souvenirs de moi.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Embrassez Victor de ma part, et dans votre cœur si rempli d’épouse, de fille et de mère, trouvez place à une pensée par jour pour votre sincère et respectueux ami

Sainte-Beuve

P.-S. Je commence à croire que nous partirons d’ici vendredi pour Bâle. Si un mot de Victor nous attendait à Strasbourg, poste restante, nous le recueillerions au passage comme la manne.

Robelin qui se rappelle à vous fait souvenir Victor qu’il lui a promis les Orientales en feuille.

De Worms, de Cologne, Sainte-Beuve écrit encore à Victor Hugo :


Worms, ce dimanche 27 octobre 1829.

Mon cher Victor, nous voici à Worms, sans nouvelles de vous ni des vôtres ; nous y pensons toujours, nous parlons continuellement de votre absence ; si vous étiez avec nous seulement une heure par jour, et le reste du temps à Paris, à votre femme, à vos belles œuvres, nous aurions souvent besoin de votre parole pour nous fortifier et nous relever ; car il y a eu bien des mécomptes dans notre route quoique encore si courte.

Nous avons quitté Besançon fort contents d’en sortir, malgré le bon et cordial accueil de Weiss, de M. Demesmay et autres Francomtois. Mais nous avions hâte d’oublier ces vilaines murailles et ces maisons administratives qui ressemblent toutes à des hôtels de préfecture ; nous aspirions à Strasbourg. Eh bien ! nous y courons tout de suite, laissant à gauche la Suisse et ses neiges, nous arrivons et courons à la cathédrale ; le croiriez-vous ? désappointement presque complet. C’est bien moins mon avis que je vous donne, comme vous pensez, que celui de mes deux compagnons mais le gothique de cette cathédrale, classique entre les cathédrales, est maigre, sec ; ce sont de longues baguettes, les sculptures ont l’air d’être en fonte (mot de Robelin) ; rien de gris, d’encroûté, comme disent ces messieurs ; rien de cet écrasé de la pierre qui plaît tant à voir et qui est comme la ride au front du vieillard, comme la verrue de M. de Chateaubriand du buste de David. La façade a l’air d’être plaquée sur une muraille nue qu’on aperçoit derrière dans les longs intervalles des ogives ; c’est du gothique de la décadence, du XVe siècle ; au reste, en y regardant de plus près, ces messieurs y ont admiré des figures dont Boulanger vous montrera des croquis ; et puis la flèche est aussi fort belle et à leur gré. En somme, cela ne vaut ni Saint-Denis, ni Notre-Dame, ni Saint-Séverin qu’on a sous la main. Après trois jours de séjour, et sans avoir vu le tombeau du maréchal de Saxe, nous nous sommes enfuis de Strasbourg par Cologne et Francfort. Chemin faisant nous examinions à chaque descente de voiture les églises d’Haguenau, de Wissembourg, de… je ne sais pas tous les noms de ces bourgs allemands ; d’ailleurs, un pays gras, rond, plantureux, herbeux et feuillu, comme dit notre peintre Boulanger ; assez propre aux scènes décrites dans Werther ; rien d’extraordinaire pourtant. Puis voilà que ce matin, toujours en route pour Mayence et Cologne, notre conducteur nous montre à droite une ville à une lieue dans la brume, où nous ne devions point passer. C’était Manheim, très belle ville, nous dit-il nous le croyons sans peine. Manheim ! nous laissons la voiture, nos places, nous décidons de ne repartir que le lendemain pour avoir le temps de donner un coup d’œil à Manheim ; nous y courons, à mesure que nous avancions, les flèches devenaient terriblement rondes et en boules ; nous passons le pont de bateaux du Rhin, et nous voilà dans la ville du monde qui ressemble le plus à Versailles. – plus que Versailles même, – c’est du Nancy tout pur, du Stanislas, un Louis XV achevé, une ville superbe au cordeau ; nous ne pensions pas que la victoire de Fontenoy pût aller jusque-là ; mais il y a décidément, en Allemagne, une bonne portion française ; cette belle ville de Manheim, qui devait s’appeler Belle-vue, ou Belle-chasse (comme disent ces messieurs dont je ne fais que vous transmettre les idées et les paroles), appartient au roi de Bavière et est précisément de la force de sa fameuse Ode sur l’économie. Nous sortons de Manheim, l’oreille basse et la queue entre les jambes, et nous ne comptons plus sur rien. Nous ne comptions plus même sur Worms où nous sommes allés, à trois lieues de là, pour achever notre journée. Mais heureusement qu’à travers le Louis XV qui la recouvre, nous avons trouvé une admirable partie de cathédrale romane et un coin gothique que ces messieurs sont occupés à dessiner dans ce moment même et dont ils vous donneront des nouvelles. Demain nous partons pour Mayence et Cologne.

Moi, je travaille peu, et même pas, à vrai dire. Je vais, je regarde, je m’inquiète des petits détails du voyage, ce dont ces messieurs me raillent comme une commère ; je pense fort à vous, à votre excellente femme, à votre société ; un mot de vous à Reims me consolera et me fera prendre patience. Où en êtes-vous là-bas ? Je n’ai pas lu de journal depuis Paris ; mais j’ai entrevu un article de Latouche, qui fera que je n’écrirai de ma vie une seule ligne dans la Revue de Paris : un homme qui se respecte ne remet pas les pieds dans un salon, ou même dans un café, où s’est installé un insulteur. Nous avons entrevu aussi une manigance de Janin, Soulié et le susdit Latouche : les misérables ! N’y pensez pas et passez-leur sur le ventre en char. Othello ? Hernani ? et son puîné ? Mille amitiés au bon Paul à qui j’écrirai, à Guttinguer qui, j’espère, ne nous oublie pas, à Fouinet, Fontaney, de Musset et nos amis. Que dit Planche et s’occupe-t-il toujours de mademoiselle Taglioni ? Nous parlons de lui quelquefois. Mes respects à M. Foucher, et mes amitiés bien vives et respectueuses aux pieds de cette bonne madame Hugo. Mes deux amis se joignent à moi.

Adieu et au revoir bientôt, mon cher et grand Victor,

Sainte-Beuve
Cologne, lundi 2 novembre 1829.

Mon cher Victor, nous voici arrivés à Cologne aussi sûrement que les trois Rois, et il est temps qu’aux lettres de désappointement que je vous ai écrites, j’en fasse succéder une de glorification et de Magnificat. Boulanger vous a dit notre impression sur Francfort ; Mayence, quand nous y sommes repassés, a été au delà de notre attente ; la cathédrale de structure romane avec des additions gothiques, et des bas-reliefs et des figures d’évêques du Moyen âge, de la Renaissance, admirables. Boulanger et Robelin ont travaillé beaucoup. À Mayence, pendant que nous y étions, a passé Vitet, qui revenait des Pays-Bas, de Cologne et allait à Francfort ; il visite aussi les églises, avec beaucoup de soin et de sagacité, mais dans un but historique, critique, plutôt qu’esthétique ; il constate les dates, les caractères des différents temps, et rattache cela à l’histoire politique et religieuse ; il nous a dit sur l’architecture dite romane et gothique des choses curieuses et neuves et qui ont l’air vrai. Les bords du Rhin nous ont ravis, et la cathédrale de Cologne, où nous venons d’entendre un Requiem de Mozart pour le lundi de la Toussaint, est pleine d’admirables parties ; ses vitraux surtout sont incomparables et Robelin pense qu’il n’y a rien en France de pareil. Il y a, d’un vieux maître allemand, un tableau de l’adoration des Rois qui est une merveille de naïveté et de sainteté sublime, du commencement du XVe siècle l’auteur est, je crois, un Philippe Calf. Après cela, faut-il vous dire toute mon impression à moi personnellement, mon cher Victor ? En présence de ces belles choses, je suis moins ému que je ne l’ai été maintes fois de leur idée. En les voyant, je me dis : Que voulais-je de plus ? N’est-ce pas ce que je rêvais ? Ces bords du Rhin, ces gorges où il passe si étroit et si rapide, ces nids crénelés sur les hauteurs, ces vignes sur des coteaux à pic, que puis-je exiger de plus ? et de même pour les cathédrales, pour la silhouette de Cologne avec ses flèches, de même pour tout jusqu’à présent. Ce que je gagnerai surtout à ce voyage, c’est d’emporter des choses une idée vraie, et de ne pas pousser à bout et étager en Babel ma fantaisie. Si je voyais l’Espagne, elle me ferait moins d’effet que vos vers d’Estramadure et de Catalogne ; il y a dans la réalité toujours quelque côté faible par où l’impression s’étale, fuse et fuit. C’est au cœur du poète qu’il faut voir le monde concentré, éblouissant et complet ; c’est à votre cœur que je suis accoutumé à le voir et que je veux revenir le contempler.

Que dites-vous ? J’ai vu qu’Othello a eu du succès, moyennant quelques sacrifices à la deuxième représentation ; tant mieux pour le public et pour l’art. Je m’ennuie bien de vous, je n’ai pas eu de vos lettres et j’en espère une à Reims, mais je sais que vous pensez à moi et que vous m’aimez et cela me suffit sans que vous vous gêniez à écrire. Faites des œuvres. Voilà votre vie. Et madame Hugo parle-t-elle quelquefois de nous ? a-t-elle la bonté de nous désirer ? Nous parlons bien souvent d’elle, et elle est avec vous au fond de ma pensée. Mille baisers à vos beaux enfants. Mes amitiés à nos amis, à M. Gautier, qui doit être de retour. Je serai à Paris mercredi environ de l’autre semaine ; c’est-à-dire dans dix jours à peu près, et je reprendrai vie à votre foyer.

Tout à vous,
Sainte-Beuve


Sainte-Beuve était revenu à la mi-novembre, et la bonne intimité reprit, mieux sentie encore après la séparation. Le 1er janvier, il apporta aux enfants des jouets et à ses deux amis les épreuves des Consolations. Il était pleinement heureux, joyeux, content de lui. Dans ces feuilles volantes, il y avait la plus paisible, la plus douce, la plus pure année de sa vie.

On but à la victoire d’Hernani : Sainte-Beuve se promettait d’en rendre compte dans la Revue de Paris. Tout était à l’espoir et à la confiance.

Les répétitions d’Hernani commencèrent, et tous les incidents de coulisse, les résistances, les bouderies, les jalousies, les impertinences des acteurs, mademoiselle Mars en tête, furent désormais, avec les colères du poète, l’unique sujet des conversations, la préoccupation unique, dans la maison de Victor Hugo.

Mais ce fut bien autre chose aux approches de la première représentation. Hernani promettait la bataille qu’il a été : il fallait se préparer à la bataille. Alors le paisible logis de la rue Notre-Dame-des-Champs s’emplit de tumulte et de bruit. Il y avait à distribuer les billets, à marquer les places, à inscrire les combattants. Sainte-Beuve arrivait, inquiet, à son heure accoutumée ; il trouvait madame Victor Hugo entourée de trois ou quatre jeunes gens, penchée sur un plan de la salle. Elle lui disait « Ah ! vous voilà, Sainte-Beuve, bonjour ; asseyez-vous ; nous sommes dans le coup de feu, vous voyez. » Il restait dans un coin quelque temps, et se retirait désolé. Il n’entendait rien, lui, à toute cette manœuvre du théâtre et il se sentait inutile et presque importun. Il n’y avait d’attentions, de remerciements et de bonnes paroles que pour ces jeunes et vaillants soldats du combat de demain. Théophile Gautier, actif, ardent, beau à vingt ans comme une médaille antique, venait et revenait, formait des groupes, enrôlait des recrues. Si Sainte-Beuve avait saisi un quart d’heure de solitude avec madame Victor Hugo, Gautier, radieux, agitant sa longue chevelure, entrait triomphalement « Grande nouvelle ! Nous aurons l’atelier de Charlet ! L’atelier de Charlet viendra travailler ! – Ah ! vraiment ? contez-nous donc ça ! » Sainte-Beuve s’esquivait, navré.

Et voici la lettre amère, irritée, plaintive, violente, souffrante, écrite en lignes inégales, d’une écriture rapide et comme saccadée, que, cinq ou six jours avant la première représentation, il faisait porter à Victor Hugo :


[Février 1830.]


Mon cher ami, vous avez lu ce matin la lettre de Véron. Eh bien ! je viens de lui répondre que je ne ferai pas l’article Hernani dans la Revue, ni rien désormais. Vous n’en pouvez croire vos yeux ; mais cela est bien vrai. – Pour raison, je pourrais bien vous dire que ce sont de malhonnêtes gens qui nous veulent pour dupes, et qu’on se doit à soi-même de ne pas jouer entre leurs doigts comme des marionnettes ; voilà la seconde fois que j’écris à Véron que je ne mettrai plus un mot dans sa Revue. Et ce serait trop de plaisir pour lui de me reprendre deux fois au même leurre. Mais il ne s’agit pas ici de cela, et pour vous, mon cher ami, je consentirais à tout, même au ridicule. – Mais je vous dirai la vraie raison ; il m’est impossible de faire dans ce moment-ci un article sur Hernani qui ne soit détestable de forme comme de fond. Je suis blasé sur Hernani ; je ne sais plus qu’une chose, c’est que c’est une œuvre admirable ; pourquoi, comment, je ne m’en rends plus compte. Quant au reste de la question, celle du public, celle de l’art, je vois tout en noir, aussi noir que possible.

Je crois qu’il n’y a pas à espérer de faire adorer l’art en place publique et que c’est s’exposer à des avanies. Votre affaire personnelle (et c’est ce qui me console un peu) est sauve après tout ; cette lutte que vous entamez, quelle qu’en soit l’issue, vous assure une gloire immense. C’est comme Napoléon ; mais ne tentez-vous pas, comme Napoléon, une œuvre impossible ? En vérité, à voir ce qui arrive depuis quelque temps, votre vie à jamais en proie à tous, votre loisir perdu, les redoublements de la haine, les vieilles et nobles amitiés qui s’en vont, les sots ou les fous qui les remplacent, à voir vos rides et vos nuages au front qui ne viennent pas seulement du travail des grandes pensées, je ne puis que m’affliger, regretter le passé, vous saluer du geste et m’aller cacher je ne sais où ; Bonaparte consul m’était bien plus sympathique que Napoléon empereur. – Il m’est impossible maintenant de penser cinq minutes à Hernani, sans que toutes ces tristes idées ne s’élèvent en foule dans mon esprit ; sans penser à cette voie de luttes et de concessions éternelles où vous vous engagez ; à votre chasteté lyrique compromise ; à la tactique obligée qui va présider à toutes vos démarches, aux sales gens que vous devrez voir, auxquels il vous faudra serrer la main. – Je ne vous dis pas tout ceci pour vous détourner car les esprits comme le vôtre, sont inébranlables, doivent l’être ; car ils ont leur vocation marquée. Je ne vous le dis que pour moi, pour vous expliquer mon silence, non interprété, et mon inutilité. Le seul article que je puisse faire sur Hernani, c’est mon livre des Consolations qui paraîtra dans quatre ou cinq jours. Acceptez-le comme expiation, comme excuse de ce que je vous refuse aujourd’hui.

Cette comparaison de Napoléon me revient ; oui, je crois que, comme lui, vous tentez une entreprise impossible, en ce sens que tout l’Empire était en lui et que tout l’art (dramatique) sera en vous. Vous aurez Austerlitz, Iéna ; peut-être même qu’Hernani est déjà Austerlitz ; mais quand vous serez à bout, l’art retombera ; votre héritage sera vacant ; et vous n’aurez été qu’un brillant et sublime épisode qui aura surtout étonné les contemporains. Napoléon devait venir du temps de Mahomet ; vous deviez venir au temps du Dante. Entre des facultés aussi gigantesques et un temps comme le nôtre, il n’y a pas harmonie.

Déchirez, oubliez tout ceci. Que cette lettre ne soit pas un souci de plus dans vos soucis sans nombre. Mais j’avais besoin de vous l’écrire, puisqu’on ne peut plus vous parler seul à seul et que votre foyer est comme dévasté.

Votre inviolable et triste
Sainte-Beuve

Et madame ? Et celle dont le nom ne devrait retentir sur votre lyre que quand on écouterait vos chants à genoux, celle-là même exposée aux yeux profanes tout le jour, distribuant des billets à plus de quatre-vingts jeunes gens à peine connus d’hier, cette familiarité chaste et charmante, véritable prix de l’amitié, à jamais déflorée par la cohue ; le mot de dévouement prostitué, l’utile apprécié avant tout, les combinaisons matérielles l’emportant !!!

Le post-scriptum est écrit en travers, à la marge de la dernière page. Et, la lettre partie sans qu’il l’eût relue, Sainte-Beuve, s’il réfléchit à ce post-scriptum, s’interrogea sans doute lui-même, interrogea sa douleur et sa jalousie, et put se répondre par cette question « Ce que j’ai pris pour de l’amitié, ne serait-ce pas de l’amour ? »

  1. Aloysius Bertrand.