Lettres de Sainte-Beuve à Victor Hugo et à Madame Victor Hugo/IV

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Lettres de Sainte-Beuve à Victor Hugo et à Madame Victor Hugo
La Revue de Paris12e année, Tome 1 (p. 70-87).
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IV


le calvaire de sainte-beuve


C’était bien de l’amour ! Et cette découverte, à coup sûr, jeta Sainte-Beuve dans un trouble profond. Cette amie douce et sage, en qui naguère il avait trouvé sa consolatrice et sa conseillère, s’il l’aimait d’amour, est-ce que leurs relations n’en seraient pas du tout au tout changées ? est-ce qu’il ne la verrait pas avec d’autres yeux ? est-ce que ce charme apaisant n’aurait pas désormais un tout autre caractère et ne deviendrait pas un danger ? La bienheureuse année qui venait de s’écouler, est-ce qu’elle se renouvellerait pour lui ? Toutes ces questions, il se les posait sans doute avec une mortelle inquiétude. Oui, dans l’état d’esprit où il se complaisait alors, tout pénétré des idées morales, devoir, abnégation, vertu, si récemment échangées, nous croyons qu’en reconnaissant l’attrait et le péril jusque-là ignorés il n’éprouva qu’un sentiment de peine et d’angoisse ; nous croyons qu’il était maintenant une conscience, qu’il était digne de souffrir.

Ce ne sont pas là des conjectures de fantaisie. Tant qu’on n’avait dans les mains que les lettres de Victor Hugo, on n’avait conclu, en effet, qu’à des hypothèses peut-être trompeuses et qui parfois le furent. Mais les lettres de Sainte-Beuve, éclairant et complétant les premières, jettent un jour limpide non seulement sur les faits, mais sur les âmes. On a désormais les moyens d’arriver à la vérité ; si l’on n’a pas la route, on en a, de chaque côté, les jalons, ces deux séries de lettres, – qui permettent de ne plus s’égarer. Ajoutez à cela les actes et les ouvrages des deux amis. Avec tous ces éléments, il va être possible de reconstituer les phases successives, les crises intimes de cette douloureuse histoire.

Après la lettre fiévreuse écrite à la veille d’Hernani, nous rencontrerons une lacune de trois grands mois dans la double correspondance. Or, c’est précisément durant cette période que vont se transformer les relations et les sentiments des trois intéressés, que se préparera la première péripétie de leur drame secret. Il nous a semblé, du moins, qu’en rappelant des faits notoires et en les illuminant pour ainsi dire par le reflet des lettres ultérieures, on pouvait, sous les yeux et le contrôle du public, instituer une sorte d’enquête morale, dont les témoignages écrits, venant à leur date, seraient ensuite les pièces justificatives.

Les événements qui suivirent la première représentation d’Hernani n’étaient pas faits pour calmer les inquiétudes et les tourments de Sainte-Beuve. Il y avait eu d’abord la représentation même : il y assistait, et il contribua pour sa part à la victoire en faisant vaillamment son devoir de combattant et d’ami ; mais on peut deviner, sans trop lui en vouloir, que le cœur n’y était pas. Le rideau baissé, il ne fut pas encore au bout de ses peines. On sait ce que furent, de la première à la dernière, ces tumultueuses soirées. Le camp romantique et le camp classique ne posaient jamais les armes, et la bataille, gagnée tour à tour par l’un ou l’autre parti, était à recommencer le lendemain. Le résultat de cette lutte perpétuée était de faire des salles combles, et l’administration du théâtre avait soin de réserver chaque jour à l’auteur un certain nombre de places pour qu’il pût y envoyer ses champions. La distribution des billets et le va-et-vient des « Hernanistes » continuaient donc rue Notre-Dame-des-Champs. De plus, il était impossible que, dans la maison du poète, l’entretien principal, la pensée dominante, ne fut pas cet Hernani dont tout Paris s’occupait. « Comment s’est passée la soirée d’hier ? » C’était là forcément, le lendemain de chaque représentation, la grande question, le grave intérêt.

L’intérêt était double : il y avait celui du poète et celui du père de famille. Le succès d’argent était venu à point pour le jeune ménage et pour la jeune ménagère. Le jour de la « première », Victor Hugo n’avait que cinquante francs dans son tiroir. La vente du manuscrit et les recettes quotidiennes y apportaient des billets de mille francs qui n’avaient pas l’habitude de s’y amonceler. C’était là une petite fortune qui, encore une fois, tombait à merveille. Madame Victor Hugo était de nouveau enceinte ; le modeste appartement de la rue Notre-Dame-des-Champs, où l’on s’était installé avec un seul enfant, deviendrait bien étroit pour quatre : Victor Hugo avait donc résolu de déménager, et, pour se rapprocher quelque peu du centre et des théâtres, il voulait s’établir sur la rive droite. À la fin de mars, il donna congé, se mit en quête et découvrit un appartement rue Jean-Goujon, tout près des Champs-Élysées, alors déserts, mais où l’on commençait à bâtir. L’appartement était vacant, Victor Hugo allait écrire Notre-Dame de Paris, qu’il serait bon de ne pas interrompre : il décida que, sans attendre la fin de son bail, il emménagerait à la fin d’avril ou au commencement de mai.

On devine avec quel chagrin croissant Sainte-Beuve assistait à tous ces incidents, apprenait cette résolution. Il devenait comme étranger à la vie de son grand ami, à la vie de celle qu’il sentait maintenant être pour lui plus qu’une amie. Et la séparation allait encore empirer par la distance ; il allait rester sans eux, seul dans son quartier lointain, et il ne pouvait, cette fois, songer à les rejoindre.

La publication de son volume, les Consolations, au mois de mars, fit quelque diversion à ses graves soucis. À vrai dire, il ne dut pas revoir sans mélancolie ces pages toutes remplies de ceux qui s’éloignaient au moment où il les eût voulus plus voisins et plus présents que jamais. Qu’avait-il pourtant à leur reprocher ? Tous deux, ils l’accueillaient avec la même joie : il n’était pas un frère moins cordial, elle n’était pas une sœur moins tendre. Ne lui avait-on pas dit tout de suite qu’il serait le parrain de l’enfant ? C’est lui seul, Sainte-Beuve, qui était changé. Son secret lui pesait et le faisait différent de lui-même ; il n’avait plus la vivacité, l’enjouement, la franchise, la liberté d’esprit, les effusions d’autrefois ; dans la maison, il n’était plus chez lui ; lui qu’on y voyait tous les jours et plutôt deux fois qu’une, il manquait assez souvent de venir ; ses visites, jadis si régulières, n’étaient plus qu’intermittentes. C’est par là sans doute qu’il se trahit. Ses amis s’étonnèrent d’abord, puis s’inquiétèrent. Victor Hugo l’interrogea avec sollicitude ; il répondit évasivement, donna des raisons, des prétextes. Un jour enfin, pressé de questions, il avoua sa détresse : brusquement, il s’était aperçu qu’il n’avait pu voir impunément la grâce de madame Victor Hugo à son insu, il en avait été ému autrement qu’il ne fallait. Ce ne serait rien, cela passerait ; mais, pour le présent, il valait mieux qu’il cessât de venir aussi fréquemment, afin de ne pas entretenir sa blessure.

Victor Hugo ne reçut pas cette confidence imprévue sans ressentir le coup qui l’atteignait à la fois dans son amitié et dans son amour ; mais, s’il était tel dans ce temps-là que ses amis plus récents l’ont connu toute sa vie, sa nature robuste et saine dut aussitôt réagir et se redresser. Sa façon de traiter le mal était de n’y pas croire : il ne l’admettait pas ; il ne fallait même pas y penser ! C’est la faculté d’oubli des êtres supérieurs, qui ont besoin de poursuivre en paix ce qu’ils ont à faire en ce monde ; ils ne veulent pas penser à leur mal et ils n’y pensent pas. Mais le mal, au fond d’eux, selon toute probabilité, demeure, assoupi. Victor Hugo répondit à Sainte-Beuve : « Vous vous trompez, mon ami, vous rêvez ; ce que vous dites là est impossible, et ce n’est pas. Ne changez rien à vos habitudes ; venez comme par le passé, venez deux fois par jour… »

Mais Sainte-Beuve, lui, était loin d’avoir cette énergie ; il était de ceux qui « s’écoutent » : il sentait sa souffrance et se laissait souffrir. Madame Victor Hugo n’était pas obligée non plus d’être aussi forte que son mari et fut assurément troublée quand elle fut avertie. – Avertie, comment, par qui le fut-elle ? par elle-même, sans doute, par son instinct de femme ; ou, qui sait ? par son mari, près de qui elle se serait alarmée des absences et des inégalités de Sainte- Beuve… « Ah ! ce pauvre Sainte-Beuve ! tu ne sais pas, il s’imagine qu’il est amoureux de toi ! il est fou !… » Stupéfaite, enrayée, consternée, elle dut n’en laisser rien paraître à Sainte-Beuve ; mais elle le réprimanda doucement, se plaignit de ses façons nouvelles, essaya de le ramener dans les termes de l’ancienne intimité. On verra ce qu’il répliquait, s’accusant, s’excusant, inquiet et embarrassé comme un coupable. Entre ces trois êtres si unis, si aimants, si heureux, si paisibles, il y avait maintenant un point noir, un principe de discorde, de lutte et de douleur.

Quand il vit arriver le moment où le couple aimé allait décidément quitter son voisinage, Sainte-Beuve ne pût tenir à Paris ; l’idée de se trouver brusquement seul lui fut insupportable : il courut se réfugier à Rouen chez leur ami commun, le poète Ulric Guttinguer.

Il avait demandé à madame Victor Hugo la permission de lui écrire, comme il avait fait l’année précédente, lors de son voyage en Allemagne ; mais il commença par Victor Hugo :


Rouen, ce vendredi 7 mai 1830[1].

Mon cher Victor, je sens le besoin de vous écrire, quoique je n’aie à vous faire aucune description pareille à celles de notre dernier voyage, mais nous parlons de vous et pensons à vous, Guttinguer et moi, autant que nous faisions alors avec Boulanger. Nous sommes allés dimanche soir coucher aux Hayons, terre de Guttinguer à huit lieues de Rouen ; nous y avons passé le lundi. C’est le plus beau et le plus riche pays du monde, où vous seriez à ravir, loin de tout bruit, sous d’admirables hêtres, pour faire une ou deux pièces ; Guttinguer voudrait bien que l’idée vous en prît et qu’un nouvel Hernani prît naissance de ce côté.

Nous sommes partis et arrivés mardi à Rouen, où nous avons été reçus par mesdemoiselles Guttinguer, tante et nièces, très aimables et fort gaies, quoique fort pieuses ; c’est une maison de bien bon ordre, et qui donne du calme à y vivre. Nous parlons beaucoup de vous, de madame Hugo ; nous nous récitons de vos vers, Guttinguer et moi ; et le soir nous racontons à ces demoiselles des histoires de chez vous ; elles connaissent votre société, les noms de vos amis et de vos visiteurs, – jusqu’à M. de Saxe-Cobourg : vous voyez qu’elles sont au fait de tout. – Vous, j’espère que vous êtes installé et bien près de recommencer quelque nouveau chef-d’œuvre. Madame Hugo est-elle contente ? Est-elle bien fatiguée ? Qu’a-t-elle fait de ses enfants dans ces jours de grand embarras ? Voilà ce que je me suis demandé souvent. Nous nous disions : c’est aujourd’hui le grand déménagement, aujourd’hui Victor découche, où dînera-t-il ? Où passera-t-il sa journée ? – Vous êtes tout pour moi, mon cher ami ; je n’ai compté que depuis que je vous ai connu, et quand je m’éloigne de vous, ma flamme s’éteint. Elle est bien morte, je n’ai rien fait, ni pensé à rien faire depuis mon départ. Je vis, assez heureux, content de me voir chez notre bon ami, mais sans but et sans passé cela durera encore un certain nombre de jours, j’oublie,

L’oubli seul désormais est ma félicité.


Vous le dirai-je et à madame Hugo ? Je crains que, dans tous ces tracas, vous pensiez peu à moi ; le peu que vous en ferez, j’en serai bien reconnaissant. Dites-lui, à madame Hugo, que j’ai d’elle aussi et de ses bontés pour moi un souvenir bien profond ; c’est par elle et vous que je suis revenu à croire au bien moral.

Embrassez bien Victor, Charlot pour moi ; faites mes compliments à mademoiselle Didine. – Je me recommande par vous à tous nos vrais amis. Je voudrais vous voir mieux, plus cordialement que vous n’êtes, Lamartine et vous ; cela ne tient pas à vous, je le sais ; mais, je vous en prie, ne relevez pas trop des riens sans importance ; allez au fond, et quel fond que le sien !

Adieu, mon cher Victor, ne m’écrivez pas. Pourtant, si d’ici à un mois vous vouliez jeter un mot à l’adresse de Guttinguer, rue des Fontenelles, Rouen, je ne voudrais pas vous en empêcher. Mais je vous récrirai auparavant.

Adieu encore et mes profonds respects à madame Hugo.

Sainte-Beuve

Guttinguer est de moitié dans tout ceci.

P.-S. – S’il y a un article sur moi dans les Débats, comme je ne puis remercier Nisard, voudriez-vous le faire pour moi par lettre ou verbalement ?

Cette lettre à Victor Hugo, triste, mais assez calme, fut suivie d’une autre, qui nous manque, mais qui ne devait pas différer beaucoup de la première.

La lettre à madame Victor Hugo est autrement expressive :


Honfleur, ce jeudi 13 [mai 1930].
Madame,

Vous avez été assez bonne pour me permettre de vous écrire ce voyage-ci comme l’autre, et si j’ai un peu tardé à profiter de la permission, ce n’est pas faute de penser à vous, de causer de vous tous les jours avec Guttinguer ou avec moi-même, de regretter votre vue et vos chers entretiens. Je voudrais bien que vous fussiez contente et commodément installée aux Champs-Élysées, et savoir comment votre vie nouvelle y est ordonnée ; que fait Victor ? que font vos enfants ? Ne regrettez-vous rien de votre ancien quartier ? Pensez-vous quelquefois à ceux qui ne vous voient plus aussi souvent, et à ceux qui, depuis quinze jours, ne vous voient plus du tout ? Je me pose ces questions un peu timidement ; je voudrais que vous eussiez quelques regrets et qu’il vous parût que quelque chose vous manque ; c’est bien égoïste, n’est-ce pas ? Mais vous me le pardonnerez ; je doute tant, non pas de mon amitié pour vous, non pas de votre bonté pour moi, mais de mon utilité, de ma valeur auprès de vous ; j’ai été si nul, si coupable dans tous ces derniers temps, si sottement irrégulier et fantasque, si préoccupé de moi-même en votre présence, que je conçois que j’ai dû bien perdre dans votre esprit ; blâmez-moi, accusez-en mon caractère, ma tête, mon peu de puissance à vouloir et à faire ; mais, je vous en prie, ne croyez à aucune froideur, à aucun éloignement de mon affection bien au contraire, elle s’est encore accrue, s’il était possible ; elle ne peut jamais diminuer. Quand je ne vous verrais plus, quand je serais jeté pour toujours à des centaines de lieues de vous sans même vous écrire, je n’en serais pas moins le même pour vous par le cœur, et votre pensée ne serait pas moins mon consolant recours, mon bon génie, ma meilleure action. Je vous demande pardon, madame, de m’exprimer avec cette sincérité d’épanchement ; mais quand le ferais-je, sinon maintenant qu’une nouvelle vie commence pour vous, et que je souffre en pensant qu’il se pourrait que je n’y obtinsse pas la même place que dans la précédente ? Victor, qui n’est qu’un avec vous, me le pardonnera aussi, j’ai une amitié inquiète et superstitieuse, il faut y savoir compatir.

J’ai passé un jour aux Hayons, terre de Guttinguer, séjour de calme, de silence et d’ombre ; puis quelques jours à Rouen, presque sans sortir de la maison excepté le soir avec ces demoiselles, bien aimables et distinguées d’esprit, l’aînée, triste et profondément rêveuse, la plus jeune, plus heureuse, plus enjouée ; j’ai revu pourtant la cathédrale et Saint-Ouen. Le Prévost n’y était pas, mais nous sommes allés avec Guttinguer au Parquet, campagne à quelques lieues, voir madame Ricard, amie intime de Le Prévost, qui la voit ou lui écrit tous les jours ; elle a déjà eu trois maris, et l’on pense que, sans la honte d’en avoir un quatrième, elle prendrait Le Prévost : elle est romantique comme on ne l’est pas à Paris ; assez d’esprit, mais maniérée, et puis vieille et laide avec du rouge.

Nous sommes depuis trois ou quatre jours à Honfleur, à deux lieues de la forêt de Guttinguer, admirablement située au bord de la mer, comme les forêts de Bretagne ; nous y allons quelquefois, même par les mauvais temps, à cheval, par d’horribles chemins, le long de la mer.

Je ne vois personne ici, et me couche de bonne heure. Nous irons dans quelques jours aux Quatre favrils, terre en Basse-Normandie, très retirée, et de là je regagnerai Paris. Je ne travaille pas, je me porte bien ; je rêve d’une tristesse assez douce, je cherche à calmer mes mauvaises passions, à régler mes désirs, mes pensées ; et je pense souvent à vous, madame, à Victor, à vos heureux enfants que je baise d’intention.

Adieu, et recevez mon éternelle et respectueuse amitié.

Sainte-Beuve

Guttinguer se rappelle bien vivement à votre souvenir et à celui de Victor.


Le 16 mai, Victor Hugo répondait aux deux lettres de Sainte-Beuve. Sa lettre, à lui, généreuse, bonne et tendre, n’a qu’une pensée, – apaiser et raffermir le mieux possible la pauvre âme souffrante : « …Si vous saviez combien vous nous avez manqué dans ces derniers temps ! Combien il y a eu de vide et de tristesse pour nous, même en famille comme nous vivons, même au milieu de nos enfants, à emménager ainsi sans vous dans cette déserte ville de François 1er. Comme, à chaque instant, vos conseils, votre concours, vos soins nous manquaient, et, le soir, votre conversation, et toujours votre amitié ! C’est fini. L’habitude est prise dans le cœur. Vous n’aurez plus désormais, j’espère, la mauvaise volonté de nous quitter, de nous déserter ainsi.

» Du reste, nous sommes matériellement bien ici, parfaitement même. Beaucoup de solitude, plus de Hernanistes, tout serait bien, n’était cette chaise vide, qui fait vide pour nous tout le reste de la maison… »

« Plus de Hernanistes ! » Il dut sembler à Sainte-Beuve que la disparition de ses ennemis allait lui rendre ses amis. Il quitta Guttinguer et revint à sa rue Notre-Dame-des-Champs.

Mais il ne s’était pas trompé lorsque, fuyant Paris, il redoutait si fort la morne solitude de son logis de célibataire. Il la retrouva plus froide et plus désolée encore qu’il ne l’avait imaginé. Ils n’étaient plus là, ses chers voisins ! il ne les avait plus porte à porte, cœur à cœur ! Souvenir amer et doux : naguère il arrivait sans avertir, il entrait sans frapper, il s’asseyait ; on causait, c’était charmant !… Sans doute, ils habitaient la même ville, ils étaient là tout près… Tout près, mais si loin ! Il ne voisinait plus : il faisait des visites. Il fallait s’habiller, passer les ponts, monter deux étages ; et, d’abord, parler au concierge… Une fois, ce concierge lui dit qu’ils n’y étaient pas, et ils y étaient ! Victor Hugo lui écrivit le lendemain un billet amical, lui donnant un autre rendez-vous : – on en était à se donner des rendez-vous, maintenant !

Qu’on lise les deux lettres suivantes ; on y sentira l’amertume et l’affliction de ce faible et malheureux cœur désemparé. Ce qu’on y sentira encore, c’est une âcre et cruelle jalousie, une jalousie maladive, une double jalousie d’un caractère étrange, – jalousie pour la femme, jalousie pour l’ami, – la torture d’une idée fixe : « Ils ne pensent plus à moi ! ils ne m’aiment plus ! ils m’oublient !… »


Ce lundi matin, [31 mai 1830].

Mon cher Victor, je veux vous écrire, car hier nous étions si tristes, si froids, nous nous sommes si mal quittés que tout cela m’a fait bien du mal, j’en ai souffert tout le soir en revenant, et la nuit ; je me suis dit qu’il m’était impossible de vous voir souvent à ce prix, puisque je ne pouvais vous voir toujours ; qu’avons-nous en effet à nous dire, à nous raconter ? Rien, puisque nous ne pouvons tout mettre en commun comme avant. Je m’aperçois que je ne vous ai pas demandé instamment vos vers à moi mais que m’importent vos vers, ceux-là, plutôt que d’autres ? c’est tous que je voudrais ; c’est vous, c’est madame Victor, à toute heure et sans fin. – Cela doit aussi vous attrister, je pense ; pourtant, vous, vous avez tout ce qui console et ce qui est réel, votre femme, vos enfants. Songez bien que moi, je suis celui qui souffrirai le plus, moi qui n’ai rien, pas un être au monde ; que vais-je devenir ? Croyez donc bien que si je ne vais pas là-bas, je ne vous en aimerai pas moins, vous et madame, qu’auparavant. Il y a dans mon amitié pour vous et pour elle plus que de l’habitude ; croyez-le, et n’allez pas imaginer qu’il entre dans ma nouvelle conduite la moindre diminution d’amitié.

Il n’y a pas eu cette fois de nuage dans notre amitié pure, rien, pas une tache, pas un point noir au ciel ; c’est le tonnerre qui est tombé sur moi par un temps serein ; plaignez-moi, mais il n’y a pas de ma faute.

Croyez (car la vraie amitié est jalouse aussi) croyez que je ne verrai personne désormais, comme je vous ai vus autrefois, qu’absents, aucune liaison ne vous remplacera, et que seul, je ne penserai, jour et nuit, qu’à vous.

À un de ces jours.

Sainte-Beuve


Ce lundi soir [6 juillet 1830.]

Mon cher Victor, je suis persuadé que vous croyez que je vous aime moins, qu’autre chose vous remplace en moi ; c’est une superstition de ma part, vous n’avez peut-être pas cette idée, mais vous me pardonnerez de m’en inquiéter. Non, mon cher ami, rien n’a changé ni ne changera en moi, quoique je vous voie moins que jamais. Si vous saviez ce que je sens quand je vous vois, quand je reviens de chez vous et que je retombe à ma morte solitude ! Rien, personne, pas un être, et des souvenirs déchirants de cette intimité, que je n’ai ni n’aurai plus. Les jours, les soirs où je ne suis pas trop fatal et farouche, je me traîne à deux ou trois visites pour tuer une soirée ; le plus souvent, incapable de travail et de toute conversation, j’erre autour de mon Luxembourg, craignant de rencontrer un visage ami, faisant vingt projets d’allées et de venues, allant jusqu’à la porte de Lacroix ou de Magnin, et m’en revenant sans avoir la force d’entrer. Chez vous, je ne puis aller ; cela me fait trop mal, et j’en ai pour un jour à me remettre avant de pouvoir écrire une ligne. Puis, je me figure ce que vous devez penser et madame Hugo : – « Qui l’aurait dit ! » et que vous accusez mon indifférence en vous arrêtant à vingt motifs faux ; ou, ce qui est plus douloureux encore à penser, que vous n’y pensez guère et que vous finissez par ne plus vous soucier de cette absence obstinée. – Oh ne me blâmez pas, mon cher ami ; gardez-moi, vous au moins, un souvenir, un, entier, aussi vif que jamais, impérissable, sur lequel je compte dans mon amertume. J’ai d’affreuses, de mauvaises pensées, des haines, des jalousies, de la misanthropie je ne puis plus pleurer ; j’analyse tout avec perfidie et une secrète aigreur. Quand on est ainsi, il faut se cacher, tâcher de s’apaiser ; laisser déposer son fiel, sans trop remuer le vase ; s’accuser devant soi-même, devant un ami comme vous, ainsi que je fais en ce moment. Ne me répondez pas, mon ami, ne m’invitez pas à vous aller voir ; je ne pourrais ; dites à madame Hugo qu’elle me plaigne et prie pour moi. – Mais surtout, n’est-ce pas ? croyez-moi le même, tout changé que je suis ; croyez, par miracle d’amitié, à ma présence dans ce qui vous est cher ; et ne me laissez pas mourir dans votre cœur. – Excusez toutes ces contradictions, sentez-les avec votre âme la plus tendre, et qu’il n’en soit pas question entre nous.

Adieu, à toujours.
Sainte-Beuve


Dans les premiers jours de juillet, Sainte-Beuve, excédé de souffrance, s’enfuit encore une fois de Paris et retourna chez Ulric Guttinguer.

La révolution de Juillet éclata, bouleversant bien des existences, agitant toutes les pensées ; pendant des semaines, la vie publique absorba tout et sembla tout suspendre. Cela n’avait pas empêche la petite Adèle de venir au monde, le 25 juillet, au bruit des premières fusillades ; cela n’empêcha pas madame Victor Hugo d’allaiter son quatrième nourrisson, – et cela n’empêchait pas Victor Hugo d’avoir avec un éditeur, pour Notre-Dame de Paris, des engagements qu’il fallait tenir sous peine de ruine : il s’enferma dans son cabinet le 1er septembre, se condamnant à n’en pas sortir qu’il n’eût fini, et se mit à l’œuvre.

Sainte-Beuve, dans tous ces jours-là, paraît s’être peu montré rue Jean-Goujon. Il écrit, le 14 septembre, à madame Victor Hugo :


ce mardi [14 septembre 1830.]

Madame, je ne vous vois, pas, ni Victor. J’ai si peu de temps, je suis si plein de mes maudites affaires, si peu digne vue de jouir de votre bonne et paisible conversation à l’amiable comme autrefois ! Aussitôt entré, il faudrait que je sortisse. Allez, croyez-le bien, malgré toute cette occupation apparente, et cette distraction qui ressemble à de l’activité, j’ai le vide et la mort au cœur. Mais, je vous en conjure, croyez que votre pensée y est toujours, et n’imaginez pas que je vous oublie, ni cette si longue et si douce amitié. Hélas ! où est tout ce temps pour moi ? Le matin, quand je m’éveille, j’y pense avec larmes comme en ce moment ; puis viennent Leroux, les affaires, les colères, la politique et l’étourdissement. Mais sachez au moins que j’y pense, et ne me chassez pas tout à fait, vous et Victor, de la place que j’occupais en vous.

Adieu, madame,
Sainte-Beuve


On dut répondre à Sainte-Beuve par une lettre amicale, lui reprochant ses absences et lui rappelant qu’il avait promis d’être le parrain de la petite Adèle. Il se rendit aussitôt à l’appel, et il tenait l’enfant sur les fonts baptismaux le dimanche 19 septembre. Puis, de nouveau, il laissa de longs espaces entre ses visites ; il cessa tout à fait d’écrire.

Au commencement de novembre, il publia une seconde édition de Joseph Delorme et en rendit compte lui-même dans le Globe comme s’il étudiait l’ouvrage d’un autre. Il parlait de son ancien moi, non sans sévérité, et finissait en doutant que, si Joseph Delorme eût survécu, – comme il survivait lui, Sainte-Beuve, – le malheureux eût été capable de se relever. Voici comment se terminait l’article :

« Ce Joseph, qui se consumait ainsi sans foi, sans croyances, sans action, cet individu malade qui suivait son petit sentier loin de la société et des hommes, avait commencé vers la fin de sa vie à renaître à une sympathie plus bienveillante et à chercher les regards consolants de quelques amis poètes ; c’est ce qu’il fit de mieux et de plus profitable pour lui ; son cœur se dilata à leur côté ; son talent s’échauffa aux rayons du leur, et il dut à l’un d’eux surtout, au plus grand, au plus cher, le peu qu’il nous a laissé…

» Par malheur, l’association romantique, formulée par la Restauration, était trop restreinte elle-même, trop artificielle et trop peu mêlée au mouvement profond de la société ; le Cénacle n’était après tout qu’un salon il s’est dissous après une certaine durée, pour se refondre, nous l’espérons, en quelque chose de plus social et de plus grand. Les individus illustres sont assurés de retrouver leur place dans cette prochaine association de l’art vers laquelle convergent rapidement toutes les destinées de notre avenir…

» Ce pauvre Joseph ne verra rien de tout cela ; il n’était pas de force d’ailleurs à traverser ces diverses crises ; il s’était trop amolli dans ses propres larmes. Sans doute, vers la fin de sa carrière, il en était venu à chérir ses amis et à reconnaître Dieu ; mais c’était chez lui amitié domestique et religion presque mystique ; c’était une tendresse de solitaire pour quelques êtres absents et un mouvement de piété monacale vers le Dieu intérieur. Il aurait eu bien à faire pour arriver de là à l’intelligence et à l’amour de l’humanité progressive et à une communion pratique de l’âme individuelle avec Dieu se révélant par l’humanité. »

Victor Hugo lut l’article du Globe et, à l’instant même, interrompant son travail, il écrivit à Sainte-Beuve :

« Je viens de lire votre article sur vous-même et j’en ai pleuré. De grâce, mon ami, je vous en conjure, ne vous abandonnez pas ainsi. Songez aux amis que vous avez, à un surtout, à celui qui vous écrit ici. Vous savez ce que vous êtes pour lui, quelle confiance il a en vous pour le passé comme pour l’avenir. Vous savez que votre bonheur empoisonne à jamais le sien, parce qu’il a besoin de vous savoir heureux. Ne vous découragez donc pas. Ne faites pas fi de ce qui vous fait grand, de votre génie, de votre vie, de votre vertu. Songez que vous nous appartenez, et qu’il y a ici deux cœurs dont vous êtes toujours le plus constant et le plus cher entretien.

» Votre meilleur ami,


» v.

» Venez nous voir. »

Point de réponse écrite à cette lettre si bonne ; mais Sainte-Beuve, touché, alla nécessairement lui-même en remercier Victor Hugo. Il dut y avoir, ce jour-là, entre les deux amis, un épanchement suprême.

Hélas ! cet amour néfaste, que Victor Hugo avait d’abord voulu nier, il s’était imposé par sa persistance, il n’y avait plus à en méconnaître la cruelle réalité : celui qui en avait douté commençait trop lui-même à en souffrir ! Victor Hugo en parla donc à Sainte-Beuve, affectueusement, fraternellement ; il lui en parla au nom de sa femme et au sien ; il lui représenta doucement comme cet amour impie était funeste à leur amitié à tous trois, jusque-là si chaste et si pure ; qu’il faisait de leur ancien bonheur leur tourment… Sainte-Beuve enfin, ne s’apercevait donc pas que cet amour était aussi pour son Victor une double offense, – offense à l’ami, offense à l’homme ?… Sans doute, le plus vigoureux, le plus énergique supplia l’autre de faire un effort viril, de se vaincre lui-même, et de leur rendre à tous la paix et la joie ; et, sans doute, l’autre convint de tout, pleura de tout, comme un malade et comme un enfant qu’il était, et promit d’essayer, de faire tout ce qu’il pouvait…

Mais il n’était plus maître de lui, le mal en était à la période aiguë. Nous allons donner, avec les brèves réponses de Victor Hugo, les deux lettres qu’il écrivit en décembre. Elles sont d’une navrante éloquence, ces lettres, aussi déchirantes, ou peu s’en faut, que celles qu’écrira Victor Hugo l’année d’après. Voilà de ces pages qu’aucune littérature n’imite et n’égale : on n’y reconnaît pas la plume qui écrit, mais le cœur qui saigne.


[7 décembre 1830.]

Mon ami, je n’y puis tenir ; si vous saviez comment mes jours et mes nuits se passent et à quelles passions contradictoires je suis en proie, vous auriez pitié de qui vous a offensé et vous me souhaiteriez mort, sans me blâmer jamais et en gardant sur moi un éternel silence. – Je me repens déjà de ce que je fais en ce moment, et cette idée de vous écrire me paraît aussi insensée que le reste ; tant je viens de tous les côtés me briser contre l’impossible ; mais enfin la chose est commencée et je poursuis. – Si vous saviez, hélas ! ce que j’éprouve toutes les fois que votre nom est prononcé à mes oreilles, toutes les fois qu’il m’arrive sur madame Hugo et sur vous quelque nouvelle et quelque rapport ; si vous saviez comme tous les jours passés dans leurs moindres circonstances  ; nos promenades à la plaine, nos visites aux Feuillantines et tout ce que j’avais rêvé de vie paisible et bénie auprès de vous, si vous saviez comme tout cela se déchaîne en moi au fond de mon cœur dans mes veilles et à quel supplice de damné je suis livré sans relâche depuis trois ou quatre heures du matin jusqu’au jour ; mon cœur se referme alors ; il se fait une glace à l’ouverture, et rien ne paraît plus jusqu’à ce que le soir vienne tout remuer encore dans ce gouffre. Il y a en moi du désespoir, voyez-vous, de la rage ; des envies de vous tuer, de vous assassiner par moments en vérité ; pardonnez-moi ces horribles mouvements. Mais pensez à ceci, vous que tant de pensées remplissent, pensez au vide que laisse une telle amitié. – Quoi ? pour jamais perdus. ! Je ne puis plus aller vous voir ; je ne remettrai plus les pieds sur votre seuil, c’est impossible ; mais ce n’est pas indifférence au moins. Ah ! ne prononcez pas, je vous en conjure, priez madame Hugo de ne jamais prononcer ce mot d’inconstance qui me revient de toutes parts. Inconstant avec vous, le pouvez-vous dire, hélas ! l’avez-vous donc oublié déjà, est-ce pour trop peu aimer que notre amitié cesse ; et n’est-ce pas un excès plutôt qui l’a tuée ? Je vous ai déjà expliqué mon inconstance en idées et d’où elle vient ; vous devez en être convaincu ; elle vient de cette poursuite éternelle du cœur à travers tout vers un seul et même objet qui soit un amour capable de remplir. Cet amour, Dieu m’est témoin que je l’ai cherché uniquement en vous, dans votre double amitié à madame Hugo et à vous, et que je n’ai commencé à me cabrer et à frémir que lorsque j’ai cru voir la fatale méprise de mon imagination et de mon cœur. Si donc je cesse brusquement et si je ne vous vois plus désormais, c’est que des amitiés comme celle qui était entre nous ne se tempèrent pas : elles vivent, ou on les tue. Que ferais-je désormais à votre foyer, quand j’ai mérité votre défiance, quand le soupçon se glisse entre nous, quand votre surveillance est inquiète et que madame Hugo ne peut effleurer mon regard sans avoir consulté le vôtre ? il faut bien se retirer alors et c’est une religion de s’abstenir. Vous avez eu la bonté de me prier de venir toujours comme par le passé ; mais c’était de votre part compassion et indulgence pour une faiblesse que vous pensiez soulager par cette marque d’attention ; je n’y puis consentir ; j’en éprouverais moi-même trop de torture, si, vous, vous en éprouviez seulement quelque gêne. Elle est donc tuée irréparablement, cette amitié qui fut de ma part un culte, il ne nous reste plus, mon ami, qu’à l’ensevelir avec autant de piété qu’il se peut. Je l’ensevelis dans mon cœur, comme je vous prie de faire dans le vôtre, comme je vous prie (soyez généreux) de dire à madame Hugo de faire dans le sien ; chez moi, il y aura toujours, quoi qu’il m’arrive désormais dans la vie, une pensée mélancolique et sainte qui veillera sur cette amitié déplorée ; oui, quoi qu’il m’arrive, et même si, par impossible, il m’arrivait en cette vie des joies, cette pensée triste et muette restera à sa place en mon cœur et ne se dévoilera jamais ; tâchez de faire de même au milieu des joies de famille et de gloire qui continueront de descendre sur madame Hugo et sur vous ; qu’il y ait en tout ceci mystère et silence ; parlons désormais le moins possible les uns des autres, mon ami, de peur d’en mal parler de loin, de peur que le dépit n’aigrisse des paroles légères et que l’amitié ensevelie n’en soit troublée.

Et puis peut-être un jour, mon ami, quand je n’aurai plus rien au monde, ni mère à soigner, ni amour de femme à espérer, ni erreur de système à essayer, quand je serai vieux, et que madame Hugo elle-même sera vieille, qui sait ? si je reviens à la piété, à la religion chaste et austère, à la pratique des vertus, peut-être, mon ami, vous me permettrez alors, après quelque expiation que vous m’imposerez, de venir finir mes jours sous votre toit, et vous m’aurez rendu assez de confiance pour me laisser quelquefois seul encore avec celle qui est digne uniquement de vous, mais que je n’ai jamais méconnue, je vous jure.

Adieu.
Sainte-Beuve


Le lendemain 8 décembre, Victor Hugo répond :


« Ce 8 décembre 1830.

» Pouvez-vous croire que je parle de vous légèrement ? J’ai pu vous dire inconstant pour des affaires d’art ou autres misères, mais point pour des affaires de cœur. N’ensevelissons point notre amitié : gardons-la chaste et sainte, comme elle a toujours été. Soyons indulgents l’un pour l’autre, mon ami. J’ai ma plaie, vous avez la vôtre ; l’ébranlement douloureux se passera. Le temps cicatrisera tout ; espérons qu’un jour nous ne trouverons dans tout ceci que des raisons de nous aimer mieux. Ma femme a lu votre lettre. Venez me voir souvent. Écrivez-moi toujours.

» Songez qu’après tout, vous n’avez pas de meilleur ami que moi.

» v. »

Le 23 décembre, nouvelle lettre de Sainte-Beuve :


23 décembre 1830.

Mon cher ami, ma dernière lettre était trop sincèrement et trop irrévocablement l’expression de ma triste pensée pour que j’allasse vous voir comme vous aviez la bonté de m’y engager mais vous m’engagiez aussi à vous écrire, et je le fais aujourd’hui, parce que j’éprouve plus que jamais le besoin de me rappeler à votre souvenir. Je n’ai vu depuis plusieurs jours aucune personne qui vous ait visités et de qui j’aie pu savoir comment vous vous portiez, madame Hugo et vous ; quand je pense dans quels termes d’intimité et de confiance nous étions tous, il y a un an, à pareille époque, ce retour m’est bien douloureux. – Il y a un an, mon ami, j’écrivais cette préface des Consolations que je vous donnais à lire la veille du jour de l’an et sur laquelle vous écriviez quelques lignes de votre main que j’ai conservées comme reliques. Hélas ! cette amitié est-elle donc finie ? Et finie de ma faute ? l’irréparable est-il donc consommé ? J’ai besoin, croyez-le, d’espérer encore pour un avenir dont je n’ose assigner le terme. Mais ne pressons pas trop ces idées.

Vous vous êtes mépris, mon ami, quand vous avez cru que je me plaignais que vous eussiez parlé légèrement de moi. Non, ce mot-là s’appliquait à moi autant qu’à vous ; et quand je disais : parlons le moins possible l’un de l’autre, de peur d’en parler légèrement de loin, c’était presque un repentir que j’exprimais, mon ami, d’avoir pu parler ou penser de vous avec dépit depuis ces tristes affaires. Mais croyez que, depuis ma lettre, ma pensée est redevenue plus paisible et plus équitable à votre égard, et qu’il n’y reste aucun mauvais levain, je vous jure.

Écrivez-moi, avant la fin de l’année, un petit mot de souvenir. J’en serai bien reconnaissant. Dites-moi comment vous allez, tâchez de me dire que votre plaie est guérie. Quant à la mienne, elle dure ne pouvant la guérir, je voudrais ouvrir d’autres plaies à côté ; allez, je souffre bien et le bonheur et moi ne nous connaissons pas et ne pouvons nous connaître. Si j’étais prêt à l’atteindre d’un côté, la pensée de ce qui me manque en vous, en votre maison qui était la mienne, en la confiance que j’ai perdue, cette amère pensée gâterait le bonheur au moment même où je croirais l’obtenir. Adieu, soyez assez bon pour dire à madame Hugo mon souvenir.

Je vous écrirai ainsi quelquefois, pour vous prouver qu’il y a en mon cœur une lampe qui veille et une pensée qui prie éternellement au tombeau de notre amitié.

Oh ! mon ami, qui l’eût dit, il y a un an, et que je suis coupable et insensé ! Pardonnez-moi.

Adieu.
Sainte-Beuve

Sans tarder, Victor Hugo réplique, le 24 décembre :

« Vous faites bien de m’écrire, mon ami, vous faites bien pour nous tous. Nous lisons vos lettres ensemble, ma femme et moi, et nous parlons de vous avec une profonde amitié. Les temps que vous me rappelez sont pleins de douceur. Croyez-vous qu’ils ne reviennent jamais ? Moi, je l’espère. Allez, j’aurai toujours joie à vous voir, joie à vous écrire. Il n’y a dans la vie que deux ou trois réalités, et l’amitié en est une. Mais écrivons-nous, écrivons-nous souvent. Ce sont nos cœurs qui continuent à se voir. Rien n’est rompu.

» victor »

Les lettres de Sainte-Beuve sont belles, parce qu’elles souffrent ; il faut convenir que les réponses de Victor Hugo sont belles aussi, parce qu’elles consolent et parce qu’elles consolent en souffrant. On ne connaît pas beaucoup de témoignages d’une amitié plus profonde et d’une plus généreuse confiance.

Il clôt le tout par l’exquis billet qu’il écrit à Sainte-Beuve, le premier jour de l’an 1831, en le remerciant de jouets envoyés aux enfants.

« … Venez donc dîner avec nous après-demain mardi. 1830 est passé ! »

  1. La lettre est adressée à « Monsieur Victor Hugo, 9, rue Jean-Goujon, quartier de François 1er, Paris ».