Lettres de Sterne/09

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Chez Jean-François Bastien (Tome cinquième. Tome sixièmep. 315-318).
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LETTRE IX.


À.....


Je n’ai pu répondre à votre lettre comme vous le désiriez ; car au moment où je l’ai reçue, j’ai cru que tous mes projets étoient pour long-temps réduits en cendre, où, pour mieux dire, évaporés en fumée. — Il n’y avoit pas une demi-heure qu’un messager, monté sur un cheval essoufflé, venoit de m’apprendre que la maison presbytérale de — étoit en feu, et qu’elle brûloit comme un tas de fagots. Tandis que je me préparois à revoir ma maison déjà brûlée, votre lettre est arrivée fort à propos : elle m’a bien consolé sur la route, car j’y vois, à n’en pouvoir douter, que s’il ne me restoit plus de gîte, ni de guenille pour couvrir mon — corps, je serois sûr de trouver chez vous un asile et une chemise blanche par-dessus le marché.

Enfin, par la négligence de mon vicaire, de sa femme, ou de quelqu’un des leurs, il faut que je tire une maison de mon gousset, — Ce que je dis est à la lettre, car il faut que je rebâtisse le presbytère à mes frais : autrement l’église d’York, de qui je le tiens originairement, seroit obligée de le faire ; et en bonne raison, cela ne doit pas être. C’est une perte pour moi d’environ deux cents livres, outre ma bibliothèque, etc. etc. — Maintenant vous voilà tranquille sur l’emploi que je pourrois faire du produit de mes sermons. — Quand vous me témoignâtes vos inquiétudes à cet égard, je vous dis que quelque diable d’accident y mettroit bon ordre : en effet, il m’en pendoit un à l’oreille dont je ne parlai point. Il n’est pas survenu, ni rien qui lui ressemble ; — mais il peut encore arriver, car j’en sais quelque chose ; et alors c’en est fait de mon fief sermonaire.

Je crains bien à présent qu’il ne faille écrire la plus grande partie de ces sermons dans la maison brûlée, et les débiter plus d’une fois dans l’église à qui elle appartient. Leur produit servira pour un objet qui ne m’étoit jamais venu dans l’idée : mais tel est le train de ce monde. C’est ainsi que les choses y sont cousues — ou plutôt décousues, car je commence à douter que, l’hiver prochain, nous puissions voir le gladiateur mourant. Ce qui m’affecte le plus dans tout ceci, c’est l’étrange conduite de mon pauvre vicaire : ce n’est pas que je prétende qu’il ait mis le feu à la maison ; Dieu sait que je n’en accuse ni lui ni personne ; mais la chose étoit à peine arrivée, qu’il a fui comme Paul à Tarse, dans la crainte de quelque poursuite de ma part.

Je suis grièvement blessé de voir que ce malheureux homme ait pu me supposer capable d’ajouter à ses infortunes, car à travers toutes mes erreurs et mes folies, je ne crois pas, dans aucune période de ma vie, avoir rien fait qui puisse autoriser l’ombre d’une pareille supposition. — D’ailleurs il m’enlève toute la consolation que je pouvois tirer de cet accident ; c’est-à-dire, que puisqu’il avoit plu au ciel de le priver d’une habitation, j’aurois eu le plaisir de recueillir dans une autre lui, sa femme, et son enfant. — Je pense que ç’eût été dans celle où j’aurois vécu moi-même. Enfin celui qui lit dans mon cœur et qui me jugera sur mes pensées les plus secrettes, celui-là, dis-je, sait que le frisson ne m’a saisi qu’au moment où l’on m’a dit que la crainte de ma colère avoit fait prendre la fuite à ce pauvre imbécille.

La famille de C… a pour moi des bontés outre mesure : elle en a toujours usé de cette manière à mon égard. Ce sont de ces sortes de gens que vous aimeriez à la folie, et je compte bien vous présenter chez eux avant la fin de l’été ; mais, si j’ai bonne mémoire, il me semble que vous connoissez déjà la charmante fille de la maison : eh bien ! le reste, quoiqu’avec moins de jeunesse, ou moins de beauté, est tout aussi aimable qu’elle. — Ne pouvant vous laisser sur un meilleur sujet de méditation, etc. je vais prendre congé de vous. Puisse le ciel vous bénir ! Sous peu de jours vous entendrez parler encore de,

Votre fidèle et affectionné.

Je vous écris ceci d’York où vous pourrez m’adresser votre réponse.