Lettres de Sterne/11

La bibliothèque libre.
Chez Jean-François Bastien (Tome cinquième. Tome sixièmep. 322-326).
◄  Lettre X
Lettre XII  ►



LETTRE XI.


À.... Écuyer.


Coxwould.


Vous n’êtes pas le seul à me supposer un prodigieux talent pour la poésie. — Beauclak, Lock, et je crois aussi Langton, se sont exprimés comme vous à ce sujet, et comme vous, ont fondé leur opinion sur le début de l’ode à Julie, dans Tristram Shandy. Si j’y avois ajouté seulement une ligne de plus, j’aurois altéré l’unité de l’épisode, et si j’avois poussé jusqu’à la douzaine, le talent de poëte que je n’ai jamais eu, m’eût été refusé pour toujours — ou, pour mieux dire, on ne l’eût jamais soupçonné.

Hall n’avoit pas moins de confiance en mon génie poétique : c’étoit au point qu’il hasarda de me confier un poëme de sa façon, pour y mettre la dernière main. — En effet, je m’escrimai de mon mieux à cette rude tâche ; — bref, j’ajoutai quelques soixante ou quatre-vingts lignes que Hall appeloit de la rimaille, et qu’il avoit, je crois, bien baptisées : cependant, pour me servir de son expression, il les laissa subsister comme une curiosité ; c’est ainsi qu’elles furent envoyées à l’imprimeur, et qu’elles contribuèrent à former la pire de toutes les fusées qu’eût jamais enfantée le cerveau malade de notre ami. Je ne dis pas cela pour diminuer le mérite de votre opinion, en vous faisant voir qu’elle ne vous est point particulière : vous n’avez point à rougir de la conformité de vos idées avec celles de ces grands-hommes, dussent-ils se tromper, ainsi que je crois que vous le faites tous dans cette occasion. C’est quelque chose que de s’égarer avec eux, — et tout cela. —

À la vérité, je fis jadis une épitaphe qui me plaisoit assez ; mais la personne qui me l’avoit demandée en préféra une de sa composition, qui lui plaisoit davantage, et qui me parut bien inférieure à la mienne. — Il mit donc celle-ci de côté, pour faire graver la sienne sur un marbre digne d’une meilleure inscription ; car il couvroit la cendre d’un individu dont les aimables qualités étoient au-dessus d’un éloge vulgaire. Je versai cependant une larme sur sa tombe ; et s’il avoit pu la sentir, il l’auroit sans doute préférée à la plus belle épitaphe.

J’ai fait encore une espèce de Shandinade lyrique : c’étoit un drame en vers pour monsieur Beard. — il le fit jouer à Renelagh et sur son théâtre, au profit de je ne sais qui. Il m’avoit demandé je ne sais quoi de ce genre, et je n’avois su comment le lui refuser ; car une année auparavant, sans autre liaison, il m’avoit offert très-respectueusement mes entrées au théâtre de Covent-Garden. Ce procédé me flatta d’autant plus, que j’étois depuis long-temps en connoissance avec le souverain de Drury-Lane, avant qu’il m’offrît, non pas l’entrée de sa salle, mais de son parterre. Je lui dis à cette occasion, qu’il représentoit de grandes actions et qu’il en faisoit de petites : — autant il bredouilloit et jouoit de mauvaise grâce, autant son rival montroit de supériorité. — Mais n’en parlons plus : il est si parfait au théâtre, que je n’ai pas besoin de rappeler sa dernière pièce.

Revenons à mon sujet, si je le puis ; car la digression fait partie de mon caractère ; et quand je suis une fois sorti de mon chemin, il n’est pas en mon pouvoir d’y rentrer comme les autres. — Si je n’ai pas le bonheur d’être poëte, le clerc de ma paroisse passe pour tel, non pas absolument dans mon esprit, mais dans celui de ses voisins ; et ce qui vaut mieux encore, — dans le sien. Sa muse est une muse de profession, car elle ne lui inspire que des hymnes, ce qui s’accorde très-bien avec l’office spirituel qu’il remplit. Ses vers, comme ceux de ses confrères Sternhold et Hopkins, peuvent être récités ou chantés dans les églises. Une cruelle épidémie a ravagé les troupeaux : notre paroisse, sur-tout, en a beaucoup souffert. C’étoit un très-beau sujet de cantique pour que notre poëte habitué pût le négliger. Il se met à l’œuvre ; et le dimanche suivant il donne son hymne à la gloire de Dieu. Non-seulement il y chantoit la mortalité ; mais encore ceux qui en avoient souffert, avec toute la pompe et la dévotion d’une psalmodie rustique. La dernière strophe, la seule que je me rappelle, faillit à mettre ma dévotion hors des gonds ; mais comme elle sembloit river celle de toute l’assemblée, je n’avois pas le plus petit mot à dire. Je vous l’ai gardée pour la bonne bouche ; la voici :


Ici James perd une vache,
John Bland en fait autant ;
Nous mettrons donc notre confiance en Dieu,
Et non dans aucun autre homme.


Votre, etc.