Lettres de Sterne/12

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Chez Jean-François Bastien (Tome cinquième. Tome sixièmep. 326-329).
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LETTRE XII.


À… Écuyer.


Coxwould, le mercredi.


Puisque vous le voulez, mon cher ami, je vous envoie l’épitaphe dont je vous ai parlé dans ma dernière lettre. Je l’écris de mémoire ; et si je ne me remets pas entièrement l’expression, vous y trouverez du moins ce qu’il y a de plus essentiel, le sentiment qui l’a dictée. — Je me souviens bien qu’elle partoit du cœur ; car j’aimois sincèrement la personne dont les vertus méritoient une meilleure inscription, et qui, conformément au cours ordinaire des choses, n’obtint que la pire : mais voici la mienne : —

« Des colonnes et des urnes sculptées n’offrent aux yeux que les vaines images d’une douleur étudiée : — le véritable ami pleure sans le secours des arts : il ne songe point à briller dans ses tristes accens : ils seront toujours le cortège d’une pompe funèbre telle que la tienne : ils l’accompagneront tant que la bienveillance aura sur la terre un ami ; tant que les cœurs sensibles auront une larme à donner. »

Hall aimoit ces vers : je m’en souviens ; et il s’y connoît. Il est de bonne foi sur les matières de sentiment, et ne sait point dissimuler ses sensations. En un mot, c’est un excellent critique ; on peut néanmoins lui reprocher d’avoir trop de sévérité dans le jugement, et pas assez de délicatesse dans le goût : il a beaucoup d’humanité ; mais, d’une manière ou de l’autre, il s’y trouve un tel mélange de sarcasme, qu’on ne se figure pas qu’il puisse la respecter lorsqu’il écrit. — Je connois même plusieurs personnes qui lui supposent un cœur insensible ; mais moi qui le connois depuis long-temps et qui le connois bien, je puis vous assurer le contraire. — Peut-être n’a-t-il pas toujours la grâce de la charité ; mais il en a toujours le sentiment. Enfin, il fait continuellement de bonnes actions, quoique la manière de les faire ne soit pas toujours bonne ; voilà le mal : il accompagne le bien qu’il fait d’un ricanement, d’une plaisanterie ou d’un sourire, lorsqu’il faudroit peut-être une larme, ou du moins un air pénétré : c’est sa manière. Son caractère ne sait point parler d’autre langue ; et quoiqu’on pût lui en en désirer un autre, je ne vois pas qu’aucun de nous ait le droit de lui faire son procès à ce sujet ; car notre manière de sentir fait seule la différence de nos complexions : mais en voilà beaucoup sur cet article.

Je me prépare à rester huit à dix jours à Scarbourough. Si vous passez l’automne à Mulgrave-Hall, n’oubliez point que Scarbourough est sur votre route. Je vous accompagnerai dans votre visite, de même qu’au château de Crazy, puis chez vous, ensuite à Londres ; — enfin Dieu sait où ; — mais ce sera toujours où il lui plaira. C’est parler cléricalement : néanmoins, tant mieux pour nous, si nous y pensions toutes les fois que nous le disons ; mais dans le fait, le cœur et les lèvres qui devroient toujours aller de concert, errent quelquefois dans différens coins de l’univers ; cependant chez moi leur union est complette lorsque je vous assure de mon affection : ainsi bonne nuit, et puisse une vision angélique charmer votre sommeil,

Je suis bien véritablement, votre, etc.