Lettres de Sterne/21

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Chez Jean-François Bastien (Tome cinquième. Tome sixièmep. 358-361).
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LETTRE XXI.


À.....


Rue de Bond, jeudi matin.


Vous voulez donc bien, mon cher ami, vous fâcher contre les journalistes ? — Je n’ai pas à beaucoup près cette complaisance ; — mais comme ce n’est que pour moi que vous prenez de l’humeur, — je vous en fais, ainsi que je dois, mille et mille remercîmens.

Je ne sais en vérité pas à qui je suis redevable d’un aussi généreux service. — Je serois fort embarrassé de dire si je le dois à toute la société, ou au morosisme de quelque individu. — Je n’ai jamais fait pour cela la moindre perquisition. — Après tout, qu’en résulteroit-il ? — Voudrois-je leur donner dans mes écrits l’immortalité qu’il ne trouveront jamais dans les leurs ? — Laissons les ânes braire comme il leur plaît : je traiterai leurs seigneuries à ma manière comme elles le méritent, — et cette manière leur plaira moins qu’aucune autre.

Il existe une malheureuse classe de gens qui cherchent continuellement à faire de la peine à ceux qui valent mieux qu’eux ; mais ma coutume a toujours été de ne pas me formaliser des éclaboussures qu’on jette sur mon habit ; — car elles n’en ont jamais passé la doublure, — surtout celles qu’ont lancées cette envie, cette ignorance et ces caractères pervers qui se trouvent à une aussi grande distance de mes écrits.

Je me réjouis pour vingt bonnes raisons que je vous déduirai dans la suite, de ce que Londres se trouve sur votre chemin entre le comté d’Oxford et Suffolk ; et l’une de ces raisons, je vais vous la dire maintenant : — c’est que vous pouvez m’être d’un très-grand secours ; je désirerois donc que vous vous disposassiez à me rendre un bon office, si je ne savois fort bien que vous êtes toujours prêt à le faire.

La ville est si déserte que, quoique j’y sois depuis vingt-quatre heures, je n’ai vu que trois personnes de connoissance ; Foote, au spectacle, — Sir Charles Davers, au café de Saint-James, et Williams, qui, comme un oiseau de passage, prenoit son vol pour Brigthelmstone, où l’on m’a dit qu’il fait sa cour à une femme charmante, avec tout le succès que ses amis peuvent lui souhaiter.

L’unique chose qu’on pouvoit désirer à nos courses d’York, étoit de se trouver dans la salle du bal et non en rase campagne. La pluie ne voulut jamais se prêter aux divertissemens de la course ; elle déchaîna contr’eux tous les réservoirs du ciel. Ce contretemps n’influa point sur les autres amusemens ; leur gaieté n’en fut pas du tout altérée. J’avois promis à certaine personne que vous y seriez, et vous m’êtes redevable de quelques reproches que j’ai essuyés pour vous.

Quoique je ne vous aye pas encore parlé de ma santé, je ne me porte pas bien du tout ; et si l’hiver me surprend dans ce pays-ci, je ne verrai jamais d’autre printemps : c’est donc pour m’en aller vers le Midi que je vous prie d’arriver promptement de l’Ouest.

Hélas ! hélas ! mon ami, je commence à sentir que toute ma force s’épuise dans ces luttes annuelles avec cette parque maudite, qui sait tout aussi bien que moi que malgré mes efforts, elle finira par nous battre tous : en effet, elle a déjà brisé la visière de mon casque, et la pointe de ma lance n’est plus ce qu’elle étoit autrefois ; mais tant que le ciel voudra bien me laisser la vie, j’attends aussi de sa bonté la force nécessaire pour en tolérer les peines ; et j’espère qu’il me conservera jusqu’au dernier soupir, cette sensibilité pour tout ce qui est bon et honnête ; car lorsqu’elle possède entièrement notre ame, je pense qu’elle forme un ample correctif à la grande somme de nos erreurs.

Croyez donc que je serai sensible à votre amitié tant que je pourrai l’être à quelque chose ; et j’ai tout lieu de me flatter que vous m’aimerez, non-seulement jusqu’à mon dernier jour, mais qu’encore après ma mort, vous garderez la mémoire de,

Votre toujours fidèle et affectionné, etc.