Lettres de Sterne/22

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Chez Jean-François Bastien (Tome cinquième. Tome sixièmep. 361-363).



LETTRE XXII.


À.......
Dimanche matin,


Si vous désirez avoir le portrait de ma figure diaphane — qui, par parenthèse, ne mérite pas les frais de la toile, — je m’y prêterai volontiers ; car il m’est doux de songer que lorsque je reposerai dans la tombe, mon image pourra du moins me rappeler quelquefois à votre amitié sympathique.

Mais il faut que vous fassiez vous-même la proposition à Reynolds : je vais vous dire pourquoi je ne puis m’en charger. Reynolds a déjà fait mon portrait ; et lorsque j’ai voulut m’acquitter avec lui, il a refusé mon argent, disant, pour me servir de sa flatteuse expression, que c’étoit un tribut que son cœur vouloit payer à mon génie. Vous voyez que la façon de penser de cet artiste égale au moins la supériorité de son talent.

Vous voyez, en même-temps, mon embarras, et la nécessité de vous charger de la proposition, si toutefois il s’agit de recourir au génie de Reynolds. Si l’impatience de votre amitié, que vous exprimez d’une manière si touchante, veut bien attendre que nous allions à Bath, nous pourrions employer le pinceau de votre favori Gainsborough.

Et pourquoi pas celui de votre petit ami Cosway, qui va d’un pas rapide à la fortune et à la célébrité ? enfin, il en sera ce que vous voudrez, et vous arrangerez la chose comme il vous plaira.

Dans tous les cas, je me régalerai de mon buste lorsque j’irai à Rome, pourvu toutefois que Nollikens ne me fasse pas une demande incompatible avec l’état de mes finances. La statue que vous admirez tant, et qui décore le monument de mon aïeul l’Archevêque, à la cathédrale d’York ; cette statue, dis-je, m’a, je crois, fait naître la fantaisie d’avoir la mienne. Ce morceau de marbre, que ma vanité, — car souffrez, s’il vous plaît, que je mette cela sur son compte, — que ma vanité me destine, la main de l’amitié pourra le placer sur ma tombe, et peut-être sera-ce la vôtre. — En voilà bien sur ce chapitre.

Mais je suis né pour les digressions : je vous dirai donc, sans autre préambule, et après avoir bien réfléchi, que lord… est d’un caractère bas et rampant. S’il n’étoit que fou, je dirois — ayez pitié de lui : mais il a justement assez d’esprit pour être responsable de ses actions, et pas assez pour reconnoître la supériorité de ce qui est véritablement grand sur ce qui est petit. — Si jamais il s’élève à quelque chose de bon et d’honnête, je consens que de mon vivant et même après ma mort, on m’accuse de trafiquer du scandale, et d’être un méchant homme ; mais n’en parlons plus, je vous prie. — Il est temps que je vous quitte pour me rendre dans un endroit où je devrois être depuis une heure. — Dieu vous bénisse donc, et croyez-moi pour la vie.

Très-cordialement, votre, etc.