Lettres de Vineuil sur la conspiration de Cinq-Mars

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Lettres de Vineuil à M. d’Humiéres sur la conspiration de Cinq-Mars.
Louis Ardier de Vineuil

1639-40



Lettres1 de Vineuil2 à M. d’Humières,
sur la conspiration de Cinq-Mars3.

I.

Sans date4.

Je suis ravy que vous preniés goust à mes nouvelles, et qu’une haute sagesse comme la vostre, qui regarde d’un œil de mépris les bagatelles, se plaise à les recevoir de ma part… On ne parle ici que du ballet de monsieur le cardinal, qui fait grand bruit à cause de la grande dépense qu’il fera dans les machines ; l’on ne sçait pas bien tous ceux qui en seront5Le roy et M. Le Grand sont plus mal que jamais sur le sujet de Marion6, et leur rupture s’est faite avec plus d’éclat que les autres fois, donnant mesme à craindre qu’elle ne se puisse pas si tost raccommoder7. La reine doit venir demeurer au Luxembourg pour trois semaines, qu’elle a obtenues par le moyen de monsieur le cardinal, avec qui elle est mieux que par le passé8La maladie du temps est une madame de Saint-Thomas9, dont l’histoire est pleine d’aventures honnestes et non honnestes, qui chante si bien les airs italiens qu’elle en fait pleurer Son Eminence, qui lui a fait avoir une pension de huit cents escus, et l’a mise en tel crédit, que c’est à l’envi qui lui fera caresse et honneur.

II.

14 juin 164210.

Depuis le départ de M. de Miniers, il est arrivé un courrier à la reine qui porte ordre à Sa Majesté, de la part du roi, de demeurer à Saint-Germain et de veiller à la conservation d’elle et de messeigneurs ses enfans. Aussy il y a une lettre à madame Lansac, par laquelle il lui ordonne de porter plus de respect à la reine qu’elle n’a coutume11, et une autre à M. de Montigny, qui lui commande de ne recevoir ordre de personne que de la reine12. Ces lettres ont été présentées à Sa Majesté par messieurs le surintendant Bressac et Le Gras, ce qui met en doute l’opinion que chacun a que ce dernier ordre part du conseil de M. Le Gras, qui a voulu détruire le commandement qui avoit été fait à la reine d’aller à Fontainebleau, comme venant de M. le cardinal ; en même temps, le maréchal de Saint-Luc13 a eu exprès commandement de partir en diligence pour s’en aller en Guienne exercer sa charge de lieutenant du roi en cette province, et d’obéir aux ordres qu’il recevra de la cour. Il semble que ces dépêches nous donnent plus de lumières qu’auparavant aux brouilleries de la cour, et que M. Le Grand ait mis l’esprit du roi en deffiance de la conduite de Son Eminence, que l’on pense devoir se retirer à Brouage14, et nullement attendre la présence du roi en Avignon ou Lyon, et que, pour y remédier, on y envoie ce maréchal, qui a créance en ce pays.

III.

Les nouvelles de la ville sont de peu de conséquence : elles consistent aux magnificences de M. de Valence (l’évêque de Valence) envers sa maîtresse, entr’autres un collier de perles de 28,000 fr. et une caisse de 5,000. Paris se rend fort désert, et nous sommes réduits à huit ou dix personnes, qui nous assemblons tous les jours pour manger ensemble, rire et jouer grand jeu.

IV.

Depuis une lettre écrite15, un courrier est arrivé ce matin au conseil, qui a porté une lettre du roy à M. le Prince, qui l’advertit que M. Le Grand s’est mis en fuite16, sans sçavoir le lieu où il est allé, ni le sujet qui l’y a obligé. Freville est avec luy, et, ce qui est le plus déplorable, c’est que nostre cher amy le pauvre M. de Thou17 a été emmené prisonnier avec quatre ou cinq domestiques de mondit sieur Le Grand. Le chancelier a dit tout haut qu’il justifieroit que c’est des brouilleries d’Estat, et non pas une querelle particulière, et M. le Prince a eu ordre de passer en dedans du royaume.

V.

Jeudi au soir.

Je m’assure que vous n’aurés appris que confusément ce qui s’est passé le 14 de ce mois à Narbonne ; et quoy qu’une histoire qui provoque des soupirs mérite plus tost d’estre passée sous silence que déduite avec toutes ses circonstances, n’est-ce que je m’imagine que le plus agréable aliment que vous puissiés donner à vostre déplaisir est un récit particulier de cette discussion. Je vous rendray donc compte de ce peu qui est venu en ma cognoissance, qui est que le roy tint conseil secret le 12, qui estoit le jeudy, entre MM. de Chavigny18 et de Noyers, à deux différentes reprises, qui durèrent depuis une heure jusqu’à quatre, et que depuis ce temps-là jusqu’à son souper il parut fort inquiet, se promenant dans son appartement sans parler à personne. Après son souper, M. Le Grand, qui avoit passé toute l’après-dînée à jouer au mail et à voir monter un cheval dont M. de Charrault19 lui avoit fait présent, vint voir Sa Majesté, qui redoubla ses caresses, lesquelles estoient refroidies depuis cinq ou six jours, et l’appela son cher amy, ce qu’elle n’avoit point fait depuis ce temps-là, et s’entretinrent avec une familiarité extraordinaire et des démonstrations de bienveillance très-particulières de la part du roy, jusqu’à tant qu’il fut couché et que M. Le Grand lui eut tiré le rideau, Sa Majesté lui disant de s’aller reposer, puisqu’il estoit harassé du mail.

Il ne fut pas si tost sorty que le roy envoie quérir M. de Charraut, et lui ordonne de se saisir des clefs des portes du château et de venir le lendemain l’éveiller à trois heures ; ce qu’ayant fait, il luy ordonna d’aller arrester la personne de M. Le Grand ; lequel, cependant, ayant esté informé des secrettes conférences de l’après-dînée, du refroidissement de Sa Majesté envers luy, de ses caresses augmentées, joint à quelques advis que lui donna son écuyer, estoit sorty secrettement du chasteau, monté à cheval, pour tenter de sortir aussy de la ville ; mais, trouvant les portes fermées, il va au logis de son escuyer20, à la ville, qui le recommande à son hostesse, et la prie d’avoir soin de ce gentilhomme, son amy, qui revient malade de l’armée, et de mettre des draps blancs dans son lit. Cependant l’escuyer, qui va au chasteau pour prendre la cassette aux papiers et advertir MM. de Thou et de Chavagnac, est arrêté prisonnier. M. de Charraut, qui n’avoit pas trouvé M. Le Grand dans son appartement, met l’alarme dans le chasteau, où il fait les perquisitions en vain jusqu’à tant que le roy partit, qui fut à six heures le vendredy au matin, que Sa Majesté alla à Besiers avec créance que mondit sieur Le Grand s’en étoit fuy de la ville. S’en allant, elle commanda aux capitouls et consuls de Narbonne de faire recherches exactes de sa personne et de la garder jusqu’à tant qu’elle envoye ses ordres. Ceux-ci menacent de la corde le premier hoste qui le recèle, et en font publier le ban. Celui de M. Le Grand, revenant des champs, s’informe de sa femme qui est dans son logis. Elle lui dit qu’il y a un gentilhomme malade au grenier21 ; il y monte et recognoit que c’estoit M. Le Grand. Aussi tost il va advenir les gens de la ville, qui se vinrent saisir de luy, et incontinent dépeschèrent pour en donner advis au roy, qui envoya un capitaine aux gardes avec sa compagnie pour le mener comme il faut à la citadelle de Montpellier. Ce capitaine lui exposant son commandement, il lui demanda si c’estoit le roy luy-mesme qui luy avoit commandé. Il l’assura que c’estoit luy ; et puis il demanda s’il trouveroit bon qu’il prist son espée, à quoy il respondit que ouy. Là-dessus M. Le Grand se lève dessus cette paillasse où il estoit couché habillé, et fut quelque moment dans la ruelle, où la réflexion qu’il fit de l’inconstance de la fortune et du pitoyable estat auquel il estoit lui tira les larmes des yeux ; et puis il dit au capitaine que, puisque le roy le commandoit, il obéissoit.

Il n’y a rien de changé pour le commandement de l’armée, de laquelle MM. de Schomberg et La Mallerie22 ont soin. Le premier est fort décrié dans cette intrigue, estant accusé d’avoir joué les deux. Freville23 n’est ni en fuite, ni en disgrâce. M. de La Vrillière, dans l’opinion du monde, n’est pas hors de danger d’être disgracié, et, quoy qu’il ne soit pas accusé d’avoir esté meslé bien avant dans les intérêts de M. Le Grand, il l’est de n’avoir pas fait les démonstrations nécessaires de chaleur et d’affection pour le party de Son Eminence. On accuse force gens de toute qualité d’estre complices, Monsieur des premiers, qui n’est point sans effroy ; la reine aussy ; M. de Bouillon et beaucoup d’autres, comme les comtes de Brun, Montrésor24, Aubijon25 et Fontraille. La cassette de M. Le Grand, pleine de lettres, est entre les mains de M. de Noyers. L’on a mauvaise opinion de sa vie, et même de celle de nostre cher amy, dont je voudrois soulager l’infortune de mon propre sang.


1. Nous puisons ces lettres fort curieuses, et qui semblent n’être qu’un débris d’une correspondance plus considérable, à une source où nous avons déjà puisé plusieurs fois, notamment pour une pièce de la même époque. (V. notre t. 7, p. 339.) Nous les empruntons à la Revue trimestrielle, nº 5, p. 199–203. Elles y étoient perdues, sans notes et sans éclaircissements. On verra qu’il étoit bon de les en tirer et de les élucider un peu. Buchon, qui les y publia, n’avoit pas même pris la peine de les ranger. Celle qui est la première ici, et avec toute raison, je crois, est justement celle qu’il donne la dernière.

2. Ardier, sieur de Vineuil, gentilhomme de M. le Prince. M. P. Boiteau lui a consacré, dans sa curieuse et luxuriante édition de l’Histoire amoureuse des Gaules (t. 1, p. 78), une longue note, à laquelle nous ne pouvons que renvoyer.

3. Fils de celui qui mourut glorieusement devant Ham, en 1595, et père du maréchal, mort en 1694. Il fut, lui, le moins célèbre de la famille.

4. Cette lettre doit être de 1639 ou de 1640.

5. Le cardinal se mettoit alors en dépense de spectacles. Sa Mirame, pour laquelle il fit construire la magnifique salle du Palais-Royal, où Molière joua plus tard, fut représentée en 1639. Le ballet dont on parle ici doit être du même temps.

6. Les amours de Cinq-Mars et de Marion Delorme, qui donnoient tant de jalousie à Louis XIII, à cause du favori, qu’il vouloit sans partage, étoient, en 1639, plus forts que jamais. On alloit jusqu’à craindre que le grand-écuyer n’épousât secrètement la courtisane. Tallemant assure que Mme d’Effiat, sa mère, obtint pour cela des défenses du Parlement, et comme Louis XIII avoit aussi ses raisons de s’opposer à cette union, il paroît que la déclaration du 26 novembre 1639, contre les mariages clandestins, ne fut rendue que pour empêcher celui-là. (Dreux du Radier, Tablettes historiques des rois de France, t. 2, p. 195, note.)

7. Quand il survenoit de ces brouilles entre Cinq-Mars et Louis XIII, celui-ci s’en confioit à Richelieu et lui contoit amèrement ses peines. Parmi les lettres de Louis XIII qui sont à la Bibliothèque impériale dans les Mss. de Béthune, nos 9333 et 9334, il s’en trouve une adressée au cardinal, où le roi se plaint aussi de Cinq-Mars. Il reproduit jusqu’aux termes d’une conversation qu’ils ont eue ensemble, et dans laquelle il lui a reproché sa paresse, « vice, dit-il, qui n’étoit bon que pour ceux du Marais ». Il y a là encore une allusion à Marion Delorme, la reine de ce quartier galant.

8. Vineuil pense, en disant cela, aux grandes brouilles qui, les années précédentes, avoient eu lieu entre la reine et le cardinal, au sujet d’une correspondance, dont celui-ci soupçonnoit l’existence, entre Anne d’Autriche et le roi d’Espagne. Il avait raison : les preuves de ces intelligences ont été retrouvées dans des papiers longtemps en la possession de M. le marquis de Bruyère-Chalabre, achetés par la Société des bibliophiles, et revendus le 29 avril 1847. On peut lire les notes qui accompagnent le Catalogue de ces documents et la préface dont M. L. de Lincy l’a fait précéder.

9. Nous ne savons quelle est cette Mme de Saint-Thomas. C’étoit sans doute quelque virtuose intrigante, comme cette Mlle Saint-Christophe, aussi grande chanteuse et fort galante, dont Pavillon parle dans ses Lettres (Œuvres, t. 1, p. 80).

10. Vineuil étoit loin de savoir ce qui se passoit à Narbonne pendant qu’il écrivoit à Paris. À cette date même du 14 juin 1642, Cinq-Mars, qu’il croyoit triomphant, étoit arreté, et Richelieu, qu’il croyoit perdu, triomphoit à son tour, et plus sûrement. Cette lettre n’est pas curieuse à ce point de vue seulement ; elle contient des faits qui, bien examinés, font prévoir des volte-face de fortune, et qui éclairent, comme on le verra, sur la personne longtemps cherchée de qui vint ce dénouement inattendu : la découverte du complot du favori et le salut du ministre.

11. Mme de Lansac étoit gouvernante du dauphin et hostile à la reine jusqu’à la grossièreté. Tallemant en donne des preuves (édit. in-12, t. 2, p. 223). Après la mort du roi, ses manières n’ayant pas changé, elle fut renvoyée (Mémoires de Motteville, coll. Petitot, 2e série, t. 37, p. 27.)

12. Le maréchal de Montigny étoit, au contraire, tout dévoué à Anne d’Autriche. C’est lui qui avoit obtenu qu’on lui laissât toujours la garde de ses enfants. (Mémoires de Brienne, coll. Petitot, 2e série, t. 36, p. 72.) L’ordre qu’on donnoit ici étoit donc de ceux auxquels le maréchal devoit obéir avec le plus d’empressement. Mais pourquoi ce retour de bienveillance pour la reine, après la rigueur dont elle avoit été l’objet depuis longtemps ? Ne seroit-ce pas qu’elle avoit fait des révélations touchant le complot dont on lui avoit fait confidence ? Tallemant est d’avis que c’est par elle que tout fut connu, et, comme nous, il pense qu’elle dut à ces révélations le relâchement de rigueurs constaté ici : « Et pour preuve de cela, dit-il, on remarquoit qu’après avoir longtemps parlé de lui enlever ses enfants, on cessa tout à coup d’en parler. » (Edit. in-12, t. 2, p. 223.)

13. François d’Épinay Saint Luc.

14. Le cardinal, en effet, se cherchant un asile contre les dangers dont il se sentoit environné, songeoit à gagner Brouage, qui lui appartenoit, ou bien à se réfugier en Provence, près de son ami le comte d’Alais, qui y commandoit. Il n’eut pas besoin d’aller jusque là ; les preuves du complot, sur lesquelles il comptoit toujours un peu, lui parvinrent auparavant et le sauvèrent.

15. « Dans laquelle il lui annonçoit le bruit d’une réconciliation entre Cinq-Mars et le cardinal. » (Note de Buchon.)

16. Fontrailles, qui n’étoit pas moins dans le complot, s’étoit sauvé huit jours auparavant, « voyant, dit Tallemant, que leurs affaires n’alloient pas assez vite pour bien aller. » (Édit. in-12, t. 2, p. 222.) Cinq-Mars n’étoit que caché, comme on le verra, mais tout le monde le croyoit en fuite. (Mémoires de Monglat, coll. Petitot, 2e série, t. 49, p. 385.)

17. Sur la part de de Thou dans le complot, V. notre t. 7, p. 341. Entre autres choses qui l’impliquoient de la façon la plus grave dans la conspiration, on apprit qu’il avoit ménagé une entrevue entre Cinq-Mars et M. de Bouillon. (Mémoires d’Arnault d’Andilly, coll. Petitot, 2e série, t. 34, p. 67.)

18. C’est surtout lui qui parvint à décider le roi.

19. Le comte de Charost, capitaine des gardes, celui-là même qui, vous l’allez voir, fut chargé d’arrêter Cinq-Mars.

20. Belet, son valet de chambre, dit Tallemant, le mena chez un bourgeois dont la fille étoit bien avec lui. Levassor dit au contraire, que Cinq-Mars reçut asile d’une femme qui lui avoit vendu la fille qu’elle avoit eue d’un nommé Burgos, faiseur de poudre à canon de la ville. (Histoire de Louis XIII, t. 10, p. 648.)

21. Monglat dit aussi qu’on le trouva dans un grenier, et qu’une fois pris, on le conduisit dans la citadelle de Montpellier, ainsi que de Thou et Chavagnac. (Coll. des Mémoires, 2e série, t. 49, p. 385.)

22. M. de La Meilleraie.

23. C’est Treville qu’il faut lire. On appeloit ainsi, par altération, Henri-Joseph de Peyre, comte de Troisville. C’étoit l’homme le plus dévoué au roi, et le cardinal eut mille peines à le faire tomber en disgrâce. (Tallemant, in-12, t. 2, p. 230–231.)

24. Claude de Bourdeille, comte de Montrésor. Il parvint à se sauver en Angleterre, d’où il ne revint qu’après la mort du cardinal. On a de lui de très intéressants mémoires.

25. Lisez d’Aubijoux. Il s’étoit sauvé avec Fontrailles.