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Passage du cardinal de Richelieu à Viviers

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Passage du cardinal de Richelieu à Viviers.
Jacques de Banne

1642



Passage du Cardinal de Richelieu à Viviers.
Anecdote extraite du journal manuscrit de J. de Banne1.

Le 24 août 1642, Monseigneur l’eminentissime cardinal duc de Richelieu vint coucher en cette ville de Viviers avec une cour royale2. Il se faisoit tirer contre-mont la rivière du Rhône, dans un bateau où l’on avoit bati une chambre de bois, tapissée de velours rouge cramoisi à feuillages, le fond étant d’or. Dans le même bateau il y avoit une antichambre de même façon ; à la proue et au derrière du bateau il y avoit quantité de soldats de ses gardes portant la casaque d’écarlate, en broderie d’or, d’argent et de soie, ainsi que beaucoup de seigneurs de marque. Son Eminence étoit dans un lit garni de taffetas pourpre. Monseigneur le cardinal de Bigni et messieurs les evêques de Nantes et de Chartres y étoient avec quantité d’abbés et de gentilshommes en d’autres bateaux ; au devant du sien, une frégate faisoit la découverte des passages, et après montoit un autre bateau chargé d’arquebusiers et d’officiers pour les commander. Lorsqu’on abordoit en quelque île, on mettoit des soldats en icelle pour voir s’il y avoit des gens suspects, et, n’y en rencontrant point, ils en gardoient les bords, jusques à ce que deux bateaux qui suivoient eussent passé : ils étoient remplis de noblesse et de soldats bien armés.

En après venoit le bateau de Son Eminence, à la queue duquel étoit attaché un petit bateau couvert, dans lequel étoit M. de Thou, prisonnier3, gardé par un exempt des gardes du roi et douze gardes de Son Eminence. Après les bateaux venoient trois barques, où étoient les hardes et vaisselle d’argent de Son Eminence, avec plusieurs gentilshommes et soldats. Sur le bord du Rhône, en Dauphiné, marchoient deux compagnies de chevau-légers, et autant sur le bord du côté du Languedoc et Vivarais ; il y avoit un très beau regiment de gens de pied, qui entroit dans les villes où Son Eminence devoit entrer ou coucher.

Son bateau prit terre contre la calme de Bonneri, en cette ville4, où quantité de noblesse l’attendoit, entr’autres M. le comte de Suze. Monseigneur de Viviers le salua à la sortie de son bateau ; mais il fallut attendre de lui parler jusques à ce qu’il fut au logis qu’on lui avoit preparé dans la ville. Quand son bateau abordoit la terre, il y avoit un pont de bois qui du bateau alloit au bord de la rivière ; après qu’on avoit vu s’il étoit bien asseuré, on sortoit le lit dans lequel le dit seigneur étoit couché, car il étoit malade d’une douleur ou ulcère au bras5 ; il y avoit six puissans hommes qui portoient le lit avec deux barres6, et les liens où les hommes mettoient les mains étoient rembourés et garnis de buffeteries. Ils portoient sur leurs epaules et autour du cou certaines trapointes garnies en dedans de coton, et la couverte de buffe ; si bien que les sangles ou surfaix qu’ils mettoient au cou étoient comme une etole qui descendoit jusques aux barres dans lesquelles elles étoient passées. Ainsi ces hommes portoient le lit et le dit seigneur dans les villes ou aux maisons auxquelles il devoit loger. Mais ce dont tout le monde étoit etonné, c’est qu’il entroit dans les maisons par les fenêtres : car, auparavant qu’il arrivât, les maçons qu’il menoit abattoient les croisées des maisons ou faisoient des ouvertures aux murailles des chambres où il devoit loger7, et en après on faisoit un pont de bois qui venoit de la rue jusque aux fenêtres ou ouvertures de son logis8. Ainsi étant dans son lit portatif, il passoit par les rues et on le passoit sur le pont jusques dans un autre lit qui lui étoit préparé dans sa chambre, que ses officiers avoient tapissée de damas incarnat et violet, avec des ameublemens très riches. Il logea, à Viviers, dans la maison de Montarguy, qui est à present à l’université de notre Eglise. On abattit la croisée de la chambre qui a sa vue sur la place, et le pont de bois pour y monter venoit depuis la boutique de Noël de Vielh, sous la maison d’Ales, du côté du nord, jusques à l’ouverture des fenêtres, où le Seigneur cardinal fut porté de la manière expliquée. Sa chambre étoit gardée de tous côtés, tant sous les voûtes qu’ès côtés et sur le dessus des logemens où il couchoit.

Sa cour ou suite étoit composée de gens d’importance ; la civilité, affabilité et courtoisie étoient avec eux ; la devotion y étoit très grande : car les soldats, qui sont ordinairement indevots et impies, firent de grandes devotions ; le lendemain de son arrivée, qui étoit un dimanche, plusieurs d’iceux se confessèrent et communièrent avec demonstration de grande pieté ; ils ne firent aucune insolence dans la ville, vivant quasi comme des pucelles. La noblesse aussi fit de grandes devotions. Quand on étoit sur le Rhône, quoiqu’il y eût quantité de bateliers tant dans les barques qu’après les chevaux, on n’osoit jamais blasphêmer, qu’est quasi un miracle que de telles gens demeurassent dans une telle retention ; on ne leur voyoit proferer que les mots qui leur étoient nécessaires pour la conduite de leurs barques, mais si modestement que tout le monde en etoit ravi.

Monseigneur le cardinal Bigni logea à l’archidiaconé. On avoit preparé la maison de M. Panisse pour monseigneur le cardinal Mazarin ; mais, au partir du Bourg-Saint-Andéol, il prit la poste pour aller trouver le roi ; le dimanche 25, le dit seigneur fut reporté dans son bateau avec le même ordre. Il étoit venu tout environné de noblesse et de ses gardes ; il y avoit plaisir d’oüir les trompettes qui jouoient en Dauphiné avec les reponses de celles du Vivarais, et les redits des echos de nos rochers : on eût dit que tout jouoit à mieux faire.

Monseigneur de Viviers traita au Bourg-Saint-Andéol et à Viviers les plus apparens prelats de cette troupe, comme messeigneurs cardinaux Bigni, Mazarin, les evéques et abbés, ainsi que quantité de seigneurs. Monseigneur le cardinal-duc lui fit mille caresses et demonstrations d’amitié. Je le vis dans sa chambre : il portoit fort pauvres couleurs, à cause de son mal, qui toutesfois s’alentit étant dans cette ville. Ce seigneur étoit fort affable, savant au possible, et grandissime homme d’Etat. Les consuls firent poser ses armoiries sur les portes de la ville et de son logis ; il ne voulut pas qu’on lui fît entrée en aucune part, ni qu’on tirât canon ni mousquet. Lorsqu’il fut arrivé à Lyon, le sieur de Cinq-Mars, grand ecuyer, et le sieur de Thou, furent executés à mort9.


1. Ce fragment très curieux, qui contient sur l’un des plus intéressants épisodes de la fin de la vie du cardinal de Richelieu des détails fort circonstanciés, n’a été publié que dans le nº 5 de la Revue trimestrielle, p. 200–202. Il est à peu près inconnu, presque inédit, car le numéro dans lequel il a été inséré est le plus rare de cette publication, que Buchon dirigeoit, et qui a été interrompue par la révolution de juillet. Nous ne savons quel est le J. de Banne dont le journal manuscrit contenoit cette anecdote.

2. Richelieu tenoit Cinq-Mars et de Thou. Louis XIII, avant de s’en retourner à Paris, malade et presque mourant lui-même, les lui avoit livrés en passant par Tarascon. Il lui avoit aussi laissé « le pouvoir d’agir, durant son absence, avec la même autorité que sa propre personne. » (Mem. de Monglat, coll. Petitot, 2e série, t. 49, p. 380.) Le cardinal se hâtoit d’en profiter, et il entraînoit ses deux captifs vers Lyon, où le chancelier, muni des preuves de leurs intelligences avec l’Espagne, préparoit déjà leur procès. Rien n’avoit pu arrêter l’implacable ministre. Le mal qui le dévoroit, et dont une des pièces précédentes vous a dit le détail, ne fut pas un obstacle pour lui. « Ne pouvant souffrir ni litière ni carrosse, dit Monglat, ibid., p. 390, il vouloit remonter le Rhône jusqu’à Lyon, ce que personne n’avoit jamais entrepris, à cause de la rapidité du fleuve. Il ne laissa pas de s’y embarquer, et avoit si peur que les prisonniers ne se sauvassent qu’il fit attacher le bateau où ils étoient au sien, et les mena en triomphe jusqu’à Lyon, pour être sacrifiés à sa vengeance. Il ne faisoit que deux lieues par jour, tant l’eau étoit rapide. »

3. Cinq-Mars étoit avec lui, et c’est par oubli que J. de Banne ne le nomme pas ici. Puisqu’il est question de de Thou, à qui l’on a voulu faire dans tout ceci un rôle beaucoup trop intéressant, il est bon, je crois, de renvoyer à une lettre qui lui fut écrite peu de temps avant la découverte du complot par Alexandre de Campion, qu’il avoit voulu y entraîner. Par cette lettre, qui le pose en véritable recruteur de conjurés, sa part de complicité semble fort bien définie : « Il est certain, dit M. Moreau dans une note, que de Thou avoit fait un peu plus que de garder le secret de son ami. » (Mémoires de H. de Campion, édit. elzev., p. 379.) Pour un autre fait très curieux de cette conspiration, V. Mém. de d’Argenson, coll. elzevir., t. 1, p. 71–72.

4. Viviers, sur le Rhône, autrefois capitale de la province de Vivarais, qui lui doit son nom, aujourd’hui simple chef-lieu de canton du département de l’Ardèche.

5. Ce n’étoit là que la moindre de ses maladies. Monglat en parle plus en détail : « Le cardinal, dit-il, étoit fort malade d’un abcès qui lui etoit venu au bras…, aussi bien qu’au fondement, où il avoit un ulcère. »

6. Monglat dit qu’il y avoit douze personnes pour le porter (ibid., p. 391) ; Pontis en compte seize (coll. Petitot, 2e série, t. 32, p. 342). Tallemant va jusqu’à vingt-quatre, mais qui se relayoient, dit-il (édit. P. Paris, t. 2, p. 70–71).

7. « M. des Noyers, l’un de ses plus fidèles serviteurs, faisant pour ainsi dire le maréchal-des-logis, alloit devant et avoit soin de faire faire une ouverture à l’endroit des fenêtres de la chambre où il devoit reposer. » (Mém. de Pontis, p. 342.)

8. « Il avoit aussi, dit Monglat, un pont sur des chariots, qu’on appliquoit si adroitement aux lieux où il logeoit qu’on le montoit dans sa chambre sans passer par aucun degré. » Tallemant dit à peu près la même chose : « Pour ne le pas incommoder, on rompoit les murailles des maisons où il logeoit, et, si c’étoit par trop haut, on faisoit un rempart dez la cour, et il entroit par une fenestre dont on avoit osté la croisée. »

9. Le coup fait, sa vengeance prise, le cardinal ne songea plus qu’à se rapprocher du roi. « On le porta dans sa machine jusqu’à Roanne, où il s’embarqua sur la rivière de Loire, et en sortit à Briare, où il entra dans le canal jusqu’à Montargis. Il joignit dans ce lieu la rivière du Loing, sur lequel il descendit à Nemours, et, rentrant dans sa machine, il fut coucher à Fontainebleau. Le lendemain, il se remit sur la Seine à Valvin, et, dans son bateau, il arriva à Paris.» (Mém. de Monglat.) Tallemant donne quelques autres détails : « Une fois, dit-il, qu’il eut attrapé la Loire, on n’avoit que la peine de le porter du bateau à son logis. M. d’Aiguillon le suivoit dans un bateau à part ; bien d’autres gens en firent de mesme. C’estoit comme une petite flotte. On eut soin de faire des routes pour réunir les eaux, qui estoient basses ; et, pour le canal de Briare, qui estoit presque tary, on y lascha les escluses. M. d’Anghien eut ce bel employ. » Singulier office en effet pour Condé, qui, à un an de là, devoit être le vainqueur de Rocroy. En allant dans le midi, Richelieu s’étoit déjà arrêté à Briare. Le roi, toute la cour, y étoient avec lui, et il s’en étoit fallu de peu qu’il ne fût alors assassiné par les conjurés. (Mémoires de Brienne, édit. Fr. Barrière, t. 1, p. 264.) Il avoit su le complot et le danger qu’il avoit couru. Au retour, en se retrouvant dans cette même ville, sans crainte et vengé, il dut éprouver une singulière satisfaction. Monglat vient de vous dire qu’il arriva jusqu’à Paris dans cet équipage. Pontis, qui le vit passer du coin de la rue de la Verrerie, décrit ainsi sa marche à travers la grande ville : « On tendit les chaînes dans toutes les rues par où il devoit passer, afin d’empêcher la grande confusion du peuple, qui accouroit de toutes parts pour voir cette espèce de triomphe d’un cardinal, d’un ministre couché dans son lit, qui retournoit avec pompe, après avoir vaincu ses ennemis. »