Lettres de la Vendée/I/04

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Treuttel et Würtz (Ip. 11-21).

LETTRE IV.

Parthenay, 2 fructidor, an 3 républicain.


Je te vois, chère cousine, encore dans le premier effroi que t’a causé ma lettre, et dans l’étonnement de la voir finir assez gaîment dans une pareille situation ; il faudroit, ma chère, avoir, comme moi, passé d’aussi horribles momens pour se trouver bien, au milieu d’une troupe, sur le cheval d’un jeune soldat.

Eh bien, soit esprit troublé de ce que j’avois vu, ou force d’ame, j’y étois tranquille ; je ne voyois plus ces visages furieux, dont le souvenir me fait encore frissonner d’horreur ; cette cruelle image de victimes et de bourreaux n’étoit plus devant moi ; échappée à la mort, je goûtois encore la vie sans penser à l’avenir que préparoit un semblable cahos ; je crois même que mon visage ne devoit point paroître altéré, car je n’apperçus aucun étonnement ; plusieurs femmes étoient, ainsi que moi, sur des chevaux d’autres cavaliers, et, sans doute, trouvoient tout simple que j’y fusse comme elles ; j’ignorois où nous allions ; mais la tranquillité et même la gaîté qui régnoient parmi mes compagnes, éloignoient la terreur de mon ame ; j’étois là toute entière sans pensée, sans envie d’en avoir ; les secousses que j’avois reçues, avoient été si violentes, qu’il m’en étoit resté un ébranlement physique et moral, qui endormoit tout mon être : sans doute, c’est à cet assoupissement d’esprit que je dois la santé qui m’est restée, malgré les fatigues que j’éprouvai avant et après ces terribles momens ; ainsi, je puis te dire que je passai cette journée dans l’insouciance d’un être qui n’auroit rien à craindre ni à espérer ; mon conducteur me demandoit souvent si j’étois bien, si je ne souffrois pas de la marche ; nous arrivâmes ainsi à l’auberge où l’on devoit dîner, et je crus alors m’appercevoir, dans les soins des femmes, qui étoient avec nous, beaucoup plus de pitié que d’intérêt.

Mon jeune homme seul paroissoit avoir l’un et l’autre ; nous repartîmes de-là pour aller coucher plus loin, je ne puis te nommer l’endroit, car j’ignore encore où je vais, où je suis, et ne m’en informe pas. Chère cousine, qui m’auroit dit que je me serois ainsi éloignée de toi, de ma famille ? hélas ! de leur côté, peut-être, fuyent-ils ainsi ? Mon frère malheureux, qu’est-il devenu ? c’est sa pensée qui déchire mon cœur ; et je crois que mes maux ne me seroient plus rien si j’étais rassurée sur son sort ; c’est de ta tendre amitié que j’attends la recherche et les soins pour s’en instruire ; tu n’as pas besoin de ce nouveau service pour te rendre chère à ta Louise.

Après m’être reposée un peu hier soir, j’appellai la fille d’auberge, et dans l’instant, mon gardien, qui m’entendit, vint lui-même, c’était lui que je voulois demander ; je voulois enfin apprendre comment j’avois échappé à la mort, et comment il avoit pu me tirer des mains de ces furieux ; avec quel monde j’étois, ce qu’il étoit lui-même. Dans un autre temps j’eusse été plus lente à me déterminer, mais aujourd’hui mon malheur ayant été à son comble, il me sembloit que je n’avois plus rien à craindre ; d’ailleurs la reconnaissance de ce qu’il avoit fait pour moi m’inspirait de la confiance, du moins sur ce qui me regardoit ; je l’invitai à s’asseoir et à me donner quelques momens ; puis prenant occasion de le remercier : apprenez-moi, lui dis-je, à qui je dois de revoir encore le jour. Il me semble embarrassé et très-ému. Il s’assit ; et après un moment de silence : je vous avois vu passer, me dit-il, au moment de votre arrivée, et je ne sais pourquoi je n’avois remarqué que vous ; j’essayai de pénétrer dans votre prison, c’étoit vous que je voulois voir, je ne pus y réussir : le jour où vous sortîtes pour être conduite avec les autres, je me trouvai de service dans l’escorte, je vous cherchai dans la file des prisonniers, je vous reconnus, je marchai long-temps, à côté de vous sans savoir quel parti prendre, j’aurois donné ma vie pour vous sauver ; enfin, hors de moi, je quitte mon rang, je cours à la municipalité, et je dis que je demande une des femmes prisonnières… Il s’arrêta ; puis, se reprenant : je savois que l’on avoit déjà accordé la grace à des femmes en pareil cas… et j’obtins la vôtre. Un mouvement naturel me fit tendre la main ; c’est donc à vous, lui dis-je, que je dois la vie ? ah ! comptez… il m’arrêta !… je fus assez heureux, rien ne peut valoir ce moment ; sa main alors serra si fort la mienne, que j’en ressentis de la douleur. Mais, chère cousine, ce qui m’étonna, c’est que loin d’être sensible aux témoignages de ma reconnoissance, elles paroissoient l’affliger ; sans doute, le sort affreux que j’étois prête de subir, la position où je suis aujourd’hui, qu’il imagine peut-être que je compare à mon existence passée, le forcent à me plaindre ; ce sentiment dont je m’apperçus, me fit verser des larmes d’attendrissement sur moi, sur ce que je lui devois, et plus encore sur cette bonté compatissante qui le faisoit partager ma peine ; je vis qu’il les attribuoit à de nouvelles frayeurs ; car, se levant brusquement, rassurez-vous ; me dit-il, et ne craignez rien avec moi, je sens dans ce moment que je ne vous abandonnerai jamais ; et s’il le faut… et puis, des mots sans suite ; j’avois cru… mais je vois bien, n’importe… il se leva pour sortir, et revint, il me regardoit avec des yeux fixes et humides, je n’étois pas moi-même sans émotion, je ne pouvois comprendre ce qui l’agitoit, je lui dis de se rasseoir, il se remit, et me dit, d’une voix assez assurée : Vous avez voulu savoir comment j’avois eu le bonheur de vous sauver ; auriez-vous la bonté de me dire qui j’ai eu le bonheur de servir ? j’hésitai un moment ; mais la méfiance me sembla injuste, je lui dis mon nom, il tressaillit… Mademoiselle de K***, près de Rennes ?… — oui. — Il se leva à demi, en retirant sa chaise en arrière, son visage portoit l’empreinte de l’étonnement et de la douleur ; je pris sa main, et j’approchai mon siége du sien : mon cher, lui dis-je, mon cher libérateur, pourquoi vous éloigner de moi ? je vous dois la vie, j’aime à vous la devoir ; si jamais vous me rendez aux miens, ma reconnoissance et la leur ne nous acquitteront pas ; il étoit interdit, pensif… je répétai, si nous pouvons rejoindre ma famille, — oui, sans doute, dit-il, ou je ne pourrai, et alors mon état de soldat est celui qui sera le meilleur pour moi ; en disant ces dernières paroles, ses yeux s’animèrent d’un feu sombre, il avoit l’air égaré, j’eus un moment de crainte ; chère cousine, qu’est-ce tout cela ? ce jeune homme auroit-il de mauvaises intentions, et ne seroit-ce plus à sa pitié généreuse que je devrois la vie ? à combien de peines et de chagrins ne suis-je point exposée ? et quel courage ne me faudra-t-il pas, seule, avec un homme que je ne connais point, qui, par tout ce que je lui dois, et la situation où je me trouve !… Que de droits, ma chère, dont il pourroit vouloir abuser, s’il n’est pas généreux ; je n’ose regarder devant moi, l’avenir m’épouvante ; je tâchai de reprendre des forces, j’affectai de la tranquillité pour la lui rendre à lui-même. J’allois lui faire d’autres questions, quand il s’entendit nommer dans la cour, et de suite l’hôtesse l’appella ; on le mandoit pour son service ; il ne doit revenir que demain ; je restai seule, je crois que j’en avois besoin ; mon imagination se montoit, et je ne me voyois plus qu’avec effroi dans cette chambre, seule avec lui ; ma raison revenue me rendit le calme, je sentis mes torts et combien le malheur rend injuste ; en effet, depuis dix jours que je suis avec lui, pas un mot, un seul mouvement n’a pu m’allarmer ; je me rassure et je m’inquiète ; je crois, ma chère, que tes vingt-quatre ans me seroient bien nécessaires ; cinq années de plus me pourroient tenir lieu de tes conseils, tu vois combien j’en ai besoin ; que ton amitié ne m’abandonne pas, jamais elle ne me fut si nécessaire…