Lettres de la Vendée/I/03

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Treuttel et Würtz (Ip. 3-11).

LETTRE III.

Maulevrier, 17 août 1793.


Trois jours de route et deux jours de repos, si l’on peut appeller repos l’état où je suis, m’ont rendu, non du calme, je ne le connoîtrai, je crois, de long-temps, du moins l’usage de mes esprits et de mes forces ; mais par où te commencer ce récit horrible.

Je t’ai dit, en finissant ma dernière lettre, que l’on hâtoit notre départ : il étoit nuit, nous marchâmes quatre heures entendant toujours des coups de fusil loin derrière nous ; le bruit se rapprocha, nos gens nous joignirent ; je vis mon frère un moment, le dernier peut-être ! On nous fit prendre une route détournée ; on nous donna des guides ; au jour, nous nous arrêtons dans un hameau abandonné, nos guides nous pressoient de repartir, aucune de nous n’en avoit la force ; nous nous jettons dans les maisons ouvertes, et d’accablement je m’endormis au milieu de mes compagnes d’infortune ; bientôt des cris et des coups de feu nous réveillent, nos portes sont enfoncées, des soldats nous saisissent, nous lient ; le prêtre, qui nous accompagnoit, maintint quelque décence ; ses cheveux blancs, et plus encore, l’officier qui commandoit, en imposèrent. On nous remet sur nos voitures ; vers midi nous rentrâmes dans Cholet, aux cris, aux huées d’une tourbe en fureur ; le peu d’hommes de notre escorte sont massacrés sous nos yeux dans les rues ; on nous jette pêle-mêle femmes et enfans dans un cachot ; je ne me souviens que de l’obscurité. Un sommeil, ou plutôt une léthargie remplit un temps que j’estime environ deux jours ; nous fûmes toutes réveillées de l’état de stupeur où nous étions ensevelies, par un bruit d’armes, de serrures, de verrous et de voix confuses ; nous entendions, ici : c’est ici les femmes. Notre tombeau s’ouvre ; des soldats nous font lever, et avoient peine à contenir une douzaine de femmes en phrénésie, qui, parmi un torrent d’injures grossières, s’empressoient, avec des masques de furies, de nous apprendre notre sort : on ne nous l’avoit pas laissé ignorer sur le chemin, et le délai seul nous étonnoit. Ton cœur palpite, ma bonne Clémence ! eh bien, le mien étoit assez tranquille ; soit affaissement, égarement, ou lassitude de la vie ; je crois même que la vue de cinq ou six mères de famille, à qui on arrachoit leurs enfans, me fit m’oublier moi-même. Il est sûr, et je me le rappelle, j’allois, pour sortir de la vie, comme on quitteroit un lieu d’ennui, de douleur et de dégoût ; tout ce qui m’entouroit me sembloit faire partie de toutes les choses dont j’allois être délivrée. Le souvenir de ce qui m’est cher, le tien aussi, tu peux bien le croire, vint un moment tirer quelques larmes de mes yeux secs ; mon ame s’ouvrit un instant à des pensées si douloureuses, qu’incapable d’en soutenir la force, je retombai dans un engourdissement qui ne laissoit de facultés qu’à mes jambes pour me porter, sans que j’eusse la peine de m’occuper de marcher.

Nous allions cependant, et nous étions déjà dans une prairie en dehors de la ville, lorsque je me sens saisie fortement par le bras ; on délia brusquement les liens qui m’attachoient à ma compagne, et l’on me dit, d’une voix que j’entends encore : «  Venez avec moi, et n’ayez pas peur » ; le retour fut sans doute plus prompt, je me trouvai dans une chambre, assise, ayant devant moi, sur une table, du vin et des alimens, et près de moi, un jeune homme en habit de soldat, qui m’engageoit à prendre de la nourriture et de l’assurance ; ses manières étoient douces et honnêtes ; je crois que je fus long-temps sans lui répondre ; il me demanda ce que je desirois, je lui répondis, rien. Il sortit. Une femme vint, me déshabilla, et me mit au lit : j’y dormis profondément, et le lendemain, en m’éveillant, je vis, étendu sur des chaises, près de la cheminée, un homme enveloppé dans son manteau ; au premier mouvement que je fis, il vint à moi, et me dit : Voulez-vous quelque chose ? je demandai à manger, j’en avois besoin ; il me dit seulement, soyez bien tranquille, et ne craignez rien ; il revint un instant après avec une écuelle et une bouteille, me servit avec complaisance et attention ; il me dit ensuite, il faut vous lever, nous allons partir ; vous viendrez avec moi, et je tâcherai que vous soyez bien ; je vais vous envoyer l’hôtesse ; il sortit encore, et seulement alors, je m’avisai que c’étoit le même jeune homme qui m’avoit amené la veille ; mes idées n’étoient pas nettes ; l’hôtesse me trouva levée, elle m’aida à m’habiller, et tout en jurant, me dit : allons, allons, prenez courage, vous l’avez échappé belle, mais vous voilà revenue de loin ; votre citoyen paroît un bon enfant ; ensuite regardant la bouteille, et voyant qu’il y manquoit peu, ah ! dit-elle, faut du courage au métier que vous allez faire ; et me donnant deux ou trois fois l’exemple, elle me fit boire un grand verre de vin ; mon libérateur rentra, car tu vois bien que c’est ainsi qu’il faut que je le nomme, et s’appercevant apparemment que ma toilette étoit assez légère et en mauvais ordre, il parla bas à l’hôtesse, qui m’apporta un grand mouchoir à fleurs rouges, et une capote de camelot ; j’arrangeai le tout de mon mieux avec ma robe de toile ; tu me vois dans mon nouveau costume ; mon conducteur me prit le bras, son cheval étoit attaché à la porte, il m’établit en croupe, et me voilà dans la colonne. Tu es impatiente de savoir où je suis, avec qui je suis ; mon enfant, j’ai fait déjà assez de chemin ; je te remets à la première lettre ou à la suite de celle-ci ; rassure-toi comme je commence à me rassurer ; ta Louise vit et ne désespère pas de t’embrasser encore ; mais, mon frère ! mon pauvre frère !

P. S. J’entends dire que nous irons à Parthenay ; à tout hasard, envoyes-y ta lettre, si les miennes te parviennent. Le nom du jeune homme est Maurice, gendarme à la dix-septième division.