Aller au contenu

Lettres de la Vendée/I/17

La bibliothèque libre.


Treuttel et Würtz (Ip. 100-107).

LETTRE XVII.

Mauléon, 11 vendémiaire, an 4 républicain.


Oh ! ma Clémence, quelle scène j’ai sans cesse devant les yeux, ces horribles images me poursuivent ; hommes ! quel est donc le bonheur que vous voulez acheter à ce prix. J’ai besoin de t’écrire, et je sens que cet épouvantable spectacle viendra, malgré moi, se placer sous ma plume. Maurice avoit passé une assez bonne nuit ; je veillois à l’ordinaire ; à l’aube du jour j’entends un grand bruit de chevaux et de voitures ; tout est en rumeur dans l’hôpital. On disoit, allons, dépêchons-nous, les charriots attendent ; les infirmiers alloient d’un lit à l’autre, faisoient lever les malades ; on emportoit dans leur couverture, ceux qui ne pouvoient pas marcher ; étourdie de tout ce fracas, j’attendois ce qui seroit décidé de nous ; une sœur me dit, en passant : — restez tranquille, ne dites rien, nous tâcherons de vous garder. — Cependant je voyois entrer une file de brancards, portés chacun par deux hommes, et sur chaque brancard, un blessé ou un mourant. Maurice, me dit : — il faut qu’il y ait eu une affaire près d’ici ; nos gens auront eu du dessous. — Une longue trace rouge marquoit dans la salle le passage du convoi ; les chirurgiens alloient d’un lit à l’autre ; bientôt tout le milieu de la salle fut encombré de langes sanglans ; sur une table étoit étendu l’horrible appareil de tous les instrumens de leur art ; on n’entendoit que les cris, les gémissemens, les juremens, les plaintes ; bientôt le plancher, de tout cela, fut du sang et des lambeaux de chair humaine ; sur le lit le plus près du nôtre, un malheureux qui avoit eu les jambes emportées, fut opéré ; j’ai encore dans les oreilles le bourdonnement sourd de la scie ; je m’étois caché le visage dans le traversin de Maurice, qui me disoit : — sortez, sortez, ne restez pas là ; — je ne pouvois pas le laisser seul ; peu après, une sœur vint à nous, elle accompagnoit une dame âgée, qui me dit : — mon enfant, je viens vous chercher, venez chez moi, j’aurai soin de votre mari ; — la sœur en même temps me faisoit signe de la tête d’accepter ; nous n’avions pas le choix, car, dans le moment, un brancard étoit au pied du lit de Maurice, pour le remplacer ; il se leva, je l’aidai à s’habiller ; il s’essaya, et vit qu’il pouvoit marcher ; je lui donnois le bras, nous arrivâmes chez la dame ; c’est une bonne maison bourgeoise ; en sortant d’où nous venons, je me crois en paradis ; Maurice est dans une bonne chambre, un bon lit de serge rouge, et un lit de sangles pour moi ; j’eus l’aide de deux servantes pour l’établissement de mon malade, et bientôt après la visite de la maîtresse du logis ; je voulus entreprendre de la remercier, mais il me fut absolument impossible de placer une parole pendant la demi-heure qu’elle restât avec nous ; elle fit revenir les filles, leur fit cent questions sans attendre de réponse, visita tout, me montra tous les meubles de la chambre, l’un après l’autre ; j’appris que cette chambre étoit celle de son défunt mari, dans laquelle elle n’avoit pas pu prendre sur elle de rentrer depuis sa mort ; — le pauvre homme ! je l’ai gardé pendant soixante-cinq jours, il n’a jamais pris un bouillon que de ma main ; ah ça, vous n’aurez besoin de rien ici, je veux que vous preniez chez moi tout ce qu’il vous faut. Ah ! je vous connois, j’ai entendu parler de votre aventure, ma chère enfant, c’est bien, c’est à merveille, c’est un très-bon exemple ; quel âge avez-vous ? vingt ans, n’est-ce pas ; une jeunesse ! et le citoyen a l’air bien jeune aussi ? vous paroissez tous deux de bien honnêtes gens ; je vous laisse. Il n’y a que moi ici ; mes deux filles sont des enfans, ça ne sait encore rien. Avez-vous déjeûné ? — et sans me laisser le temps de dire oui ou non, elle sortit et ferma la porte. Je commençois à m’arranger ; deux minutes après elle revint ; — je puis entrer, n’est-ce pas ; — elle avoit sous le bras un gros livre ; — avez-vous été à la messe ? non, je parie ; c’est dimanche, il faut y venir, mes deux filles monteront, et les servantes sont-là ; — je disois, du geste, que je ne pouvois quitter… — n’ayez pas peur, il ne manquera de rien ; c’est à deux pas d’ici ; on vous feroit appeler au besoin ; c’est la belle messe, je veux que vous y veniez ; c’est un bon prêtre… Vous êtes pour la bonne cause, n’est-ce pas ? — Nous étions déjà en chemin… Oh ! votre aventure a fait du bruit… — Je saisis un intervalle pour la prier de n’en point parler devant Maurice… — Il l’ignore ? c’est tout-à-fait bien, vous avez raison, c’est sage, très-sage… Vous verrez notre confrairie des Dames de Charité ; je suis à la tête ; nous quêtons aujourd’hui ; sans cela, est-ce que le culte pourrait se soutenir ? Êtes-vous de bien loin ? oh ! vous me conterez tout cela ; c’est un temps d’épreuve ceci, mon enfant, cela nous vient de Dieu ; il faut de la résignation ; si vous voulez voir un prêtre, je m’en charge… — En entrant à l’église, elle me dit : — ne me quittez pas, venez dans mon banc… — Pendant tout l’office, elle me parloit bas, m’arrangeoit ; je crois qu’elle vouloit que l’on fut bien sûr que je lui appartenois ; jusques au pain béni qu’elle eut soin de prendre pour moi ; je n’ai jamais entendu de messe si longue ; avant de sortir de l’église, elle me présenta à toutes ses connoissances… — C’est elle, c’est la jeune femme du gendarme, de chez la Dubut ; rien qu’à la voir, je l’aurois deviné ; comme elle a l’air honnête et décente ; c’est une grace d’en haut, mon enfant ; trois ou quatre bonnes ames furent invitées, et le tout finit par du chocolat ; Maurice s’étoit endormi et dormoit encore.