Lettres de la Vendée/I/19
LETTRE XIX.
Nous fûmes hier prendre l’air avec
mon malade, c’étoit la première sortie ;
mon bras l’étayoit, quoiqu’il eût l’orgueil
de ne pas s’y appuyer ; et je
traversai la ville, pour gagner le grand
chemin, avec une assurance dont je
ne me serois pas crue capable ; il
faisait un temps d’automne,
doux, frais et voilé : — La convalescence a
des charmes ; j’éprouve, me disoit-il,
un bien-aise que je n’ai jamais connu ;
le spectacle de cette campagne me
paroît une nouveauté ; il me semble
que je revois un ami absent depuis
long-temps. — J’allois lui reprocher de penser aux absens ; je me mordis à
temps la langue ; nous causâmes du
temps présent et de nous. On appercevoit
dans l’éloignement, et sur le
bord du chemin, une troupe d’hommes
rassemblés ; la curiosité nous y mena ;
nous eûmes bientôt un spectacle pénible ;
c’étoit un convoi de prisonniers vendéens,
qu’une escorte conduisoit ;
on leur faisoit faire halte avant d’entrer
dans la ville ; les municipaux étoient
là, et prenoient des mesures pour leur
sûreté. J’en reconnus quelques-uns, et
la crainte d’en être remarquée moi-même
me tint un peu en réserve ; la
plupart de ceux-ci étoient des gens du
pays ; il me paroît que leur manière de
faire la guerre a changé ; nous en avions
peu de mon temps, et nos troupes
n’étoient guères composées que d’étrangers
et de déserteurs ; il paroît que leur nombre s’est beaucoup accru, autant
que j’en ai pu juger par les différens
habillemens ; nous en remarquâmes
plusieurs vêtus d’une sorte de tunique
de grosse toile, ceinte d’une corde
d’où pend un énorme chapelet à gros
grains ; leur coiffure est un large chapeau
rabattu ; ils ont laissé croître
leur barbe ; tout ce costume leur donne
un air vraiment effrayant ; tu dois
croire, cependant, qu’après mes cinq
mois de campagne, avant celle-ci, je
ne dois pas m’étonner aisément ; nous
essayâmes de causer avec quelques-uns,
dont le patois ne m’est pas étranger ;
et je te peindrai difficilement
l’excès de fanatisme que l’on est parvenu
à leur inspirer ; tu croiras avec
peine, que plusieurs nous ont dit, et
croyoient sincèrement que, s’ils étoient
tués à la guerre, ils devoient ressusciter au bout de trois jours, et se
retrouver dans leur paroisse ; on cite
gravement plusieurs exemples, de gens
qu’ils ont vu tuer, et qu’ils ont retrouvés
ensuite. Il y a dans leur fait,
beaucoup plus de fanatisme religieux,
que de fanatisme politique ; ils n’ont
même pas une idée bien nette de la
cause qu’ils défendent ; tous étoient
persuadés qu’ils alloient à la mort,
et aucun ne paroissoit s’en embarrasser
beaucoup. Cependant, l’humanité a
un peu repris ses droits, et ces terribles
exécutions en masse n’ont plus lieu.
D’autant ils mangeoient, buvoient
froidement ce que la bienveillance
publique leur avoit apporté, ceux qui
les conduisent, et qui souvent ont eu
affaire à eux, nous dirent que ces
vendéens sont extrêmement braves ;
on les a vus, sans armes, ou avec des bâtons se jetter en foule, à corps
perdus, sur des canons, et les enlever ;
on nous en montra un qui s’étoit
défendu seul dans une maison, pendant plus d’une heure ; il avoit fallu
le forcer d’étage en étage, et il avoit
fini par se précipiter du toit ; couvert
de blessures, son regard menaçoit encore ; du nombre étoient deux chefs
et trois prêtres, dont le sort est bien
hasardé ; ils étoient liés et gardés à
vue, et sembloient très-calmes et déterminés ;
les gens du pays s’échappent
souvent, et leurs gardes même les
facilitent ; nous en vîmes plusieurs
qui, réclamés par leur commune, leur
furent rendus, sous promesse d’en répondre. Nous parcourûmes cette triste
troupe, nous réunissant aux habitans
du lieu, qui leur apportoient des secours :
ceux-ci n’avoient rien de cette fureur, dont nous avions été témoins
et victimes à Cholet. Je crois que
les dangers partagés, disposent à la
compassion ; plus rapprochés du théâtre
des événemens, on craint pour soi
le sort qu’éprouvent les autres, et
l’on se porte volontiers à soulager le
malheur dont on prévoit l’atteinte.
Maurice distribua le peu d’argent qu’il
avoit, avec une simple bonhomie qui
me charma ; il sembloit remplir une
fonction. N’as-tu jamais remarqué
comme la bonté se trouve à son aise
dans le cœur des militaires, quand
elle s’y loge ; ils ont une manière
ronde et franche de faire le bien,
comme s’ils n’y pensoient ni avant ni
après ; ils le font comme chose indifférente, sans attention ni intention ;
ils consentiroient volontiers qu’on
leur prenne ce qu’ils veulent donner ; ils croiroient y gagner la façon. Nous
revînmes ensuite avec Maurice, et
ce ne fut qu’au retour, que j’éprouvai
une émotion de souvenir ; je ne puis
l’appeler serrement de cœur, car il
se dilatoit ; cependant le sentiment
étoit pénible et doux à la fois ; tout
en tenant son bras,
je me laissai aller à une rêverie qui me rappela la prairie
de Cholet ; je comparai ma situation à celle de ces gens que je venois de
voir ; comme eux… M’entends-tu ? et je tenois mon libérateur près de
moi ! Il s’apperçut aussi de mon état
d’absence, lorsque mes bras tombans
laissoient aller le sien. — Qu’avez-vous, me dit-il. — Et moi, ingénue,
je te l’avouerai, je ne lui cachai rien
de ce qui se passoit en moi. — Maurice, j’ai été comme eux ! — Il pressa
ma main avec une très-sensible affection. — J’étois alors plus heureux que
vous, me dit-il… — Le seriez-vous
moins maintenant ? Il pressa encore
ma main, et me parla de l’espérance
de revoir ma famille. — Dès que j’aurai
mes forces, dit-il, il faut l’entreprendre.
— Puis, sans me laisser répondre ni
m’expliquer, il doubla le pas ; nous
rentrâmes dans la ville et chez
nos bonnes hôtesses.