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Lettres de la Vendée/II/48

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Treuttel et Würtz (IIp. 181-191).

LETTRE XLVIII.

Plouën, 10 nivôse, an 4 républicain.


Personne n’avoit dormi, et personne ne s’en plaignoit ; le lever du soleil, annonçoit une belle matinée d’hiver ; la gelée blanchissoit encore la terre, lorsque nous nous réunîmes tous au salon, pour le déjeûner : tu sais que c’est chez nous un repas de famille ; cette fois elle étoit beaucoup augmentée, et cependant elle étoit loin d’être complette ; on t’y désiroit, ma Clémence ; ta place étoit vuide, et je la voyois partout ; je te ferois une relation imparfaite : tu me manquois, et partout je me trouvois seule ; j’étois partout sans toi. Mes bonnes hôtesses de Mauléon, arrivées, comme je te l’ai annoncé, étoient tout bonheur et toute joie ; les deux filles ne touchoient pas la terre, et leur mère sembloit nous avoir mariées. Ce qui s’étoit pu rassembler de nos voisins, prenoit part à la joie commune, et l’augmentoit. Chacun avoit l’air heureux du bonheur des autres ; et le plaisir partagé, doubloit pour tous. Vers midi, on vint nous avertir que tout étoit prêt à la maison commune : on avoit d’abord voulu nous traiter avec une indulgente distinction ; et nous apporter les registres : mon père s’y étoit absolument opposé. Tu sais qu’il aime assez les représentations publiques, et qu’il ne hait pas le cérémonial ; il étoit revêtu de son grand uniforme de la marine, et sa noble gravité sut donner le ton de dignité convenable. Tu t’attends à des détails ; je ne te ferai grâce d’aucuns ; mon cœur en a autant besoin que ta curiosité : tu penses bien que la marche fut ouverte par le tambour et les cornemuses du canton : venoit ensuite mon père, donnant le bras à la mère des cousines ; puis mon mari, qui me donnoit le bras d’un côté, et son père de l’autre ; mon frère et les deux nouvelles cousines ; nos parens et amis suivoient ; ensuite les domestiques de la maison, dans leur plus belle parure, et autour de nous, tous les enfans du pays, je crois, tenant des branches vertes de sapin, et criant : au gui, l’an neuf, comme tu sais l’usage ; car notre fête se trouvoit ce même jour, le premier de l’an. Nous trouvâmes les officiers civils assemblés à la municipalité, dans un ordre très-décent et très-digne : notre maire, à cheveux blancs, prononça les paroles de la loi, et remplit les fonctions civiles avec beaucoup de révérence et de majesté : nous signâmes tous, et fûmes reconduits, dans le même ordre, par tous les officiers municipaux, malgré les instances de mon père, qui les retint tous à dîner : tous les chefs de famille de la commune, y étoient aussi invités. Je vois que tu me demandes où se trouvoit maman, ma Clémence, elle étoit un peu incommodée dès la veille, et ne put venir : ne fais plus de question, et contentes-toi de sourire, si tu le veux. Elle nous reçut tous au retour, avec cette grâce que tu lui connois, et fit placer à table le maire à côté d’elle avec mon beau-père. Le dîner a été aussi splendide que le permettent les circonstances. Nous étions environ cinquante convives. La gaîté, l’aisance, la satisfaction, y ont régné ; je crois même m’être apperçu que la circonstance n’y a pas nui ; un instinct civil et politique voyoit avec plaisir la noce du gendarme et de la demoiselle ; mais je dois dire aussi que la réserve, loin d’y perdre quelque chose, y gagnoit beaucoup ; le vin et la danse n’ont pas occasionné un seul moment de cette bruyante familiarité, qu’exclud ce que nous appellons le bon ton, et que les mœurs honnêtes n’admettent pas. On a bu beaucoup de santés : on a tosté à la paix et à la fraternité républicaine : nos têtes bretonnes, se sont réchauffées, ont maudit les anglais et juré leur mort, s’ils osoient toucher nos côtes. Mon père a sagement annoncé le bal à propos : Maurice, et moi, l’avons ouvert, suivant la coutume ; il danse avec beaucoup d’aisance ; ensuite on s’est mêlé et pris indistinctement : je n’ai pas été épargnée ; et sans le docteur, je l’eusse été encore moins. Après la contredanse, les bourées du pays ont eu leur tour ; deux jeunes paysans, citoyens voulois-je dire, ont demandé la place, pour exécuter des danses de caractères et du pays telles que : la Matelote, le Moisonneur, le Gagne-petit, et autres ; maman a voulu fermer le bal avec le maire, qui s’en est acquitté avec les applaudissemens de l’assemblée. Elle s’est terminée à dix heures ; et nous avons reçu les bénédictions, les complimens, les remerciemens, les témoignages de bienveillance et de cordialité de tous nos convives. Nous nous sommes bien appelés citoyens ; et je t’assure que je trouve ce mot très-commode ; le Monsieur étonne toujours les gens de village ; le nom propre, tout court, sied mal, dans la bouche des femmes ; le mot citoyen, sauve tout cela, et se prête à tout. Je n’ai pas fini mes remarques, et je te les dois : d’abord, mon jeune frère n’a dansé qu’avec l’aînée des cousines ; il s’en est despotiquement emparé, dès le commencement du bal ; et si je m’y connois, il seroit préféré au prétendu de Mauléon ; elle ne seroit point du tout effarouchée d’un beau-frère gendarme. Leur bonne mère n’a pas quitté la mienne, qui lui répondoit juste assez, pour ne pas la priver du plaisir de causer. Elles doivent nous rester huit jours, et mon frère a déjà parlé de les reconduire ; les parens de Maurice passent un mois avec nous ; tu penses bien qu’il a été question d’eux, lui absent ; ils ne veulent point quitter leur ferme ; et comme elle vient d’une abbaye religieuse d’Angers, il a été à peu-près conclu qu’à leur retour, ils la trouveront devenue leur propriété. La jeune sœur de Maurice, âgée de 12 à 13 ans, est bien la plus jolie villageoise et la plus aimable enfant que j’aie vu : nous la gardons ; le ciel et le temps feront le reste. La bonne nourrice, comme tu penses bien, a joui de la fête, autant que moi ; elle étoit à table, près de Maurice, et ne mangeoit pas d’aise. Nous voudrions bien qu’elle pût ne pas nous quitter ; mais ce mari n’est pas libre. Maurice, qui est tout prévoyance, la destine déjà, dans le temps, à l’éducation de ses enfans ; et Lapointe, qui a renforcé l’orchestre, pendant tout le bal, est établi ici, garde-chasse, par l’autorité de mon père. Selon les arrangemens pris, cette terre-ci, qui vient de ma mère, nous reste ; et nous y demeurerons tous, jusqu’à ce que Bois-Guéraut soit réparé : personne ne se pressera, j’espère. Enfin, chère amie, toutes les félicités de ce monde sont réunies ici ; celles du ciel y seroient, si tu y étois ; mais si tu tardes trop, nous irons à toi ; et bientôt, outre le besoin de mon cœur, je craindrois de perdre tout le bonheur que la Providence m’a accordé, et par une juste punition, si je pouvois plus de quinze jours en jouir, sans t’avoir vu. Maurice, qui me voit écrire, se joint à moi, et me prendroit ma plume, si je pouvois la céder à quelqu’un au monde, quand je t’écris. Nous sommes toujours, Maurice et Louise, l’un pour l’autre ; j’aime en lui un sentiment qui le met au niveau de son bonheur ; car j’ai la prétention de lui en supposer beaucoup : il laisse voir cette noble estime de soi, qui sait qu’elle mérite ce qu’elle a obtenue ; et je ne t’ai pas encore dit que nous sommes à-peu-près tranquilles sur cette malheureuse affaire. Les cousines nous ont appris, d’après leurs informations, que le commandant, pénitent, sans doute, mais par un mouvement généreux, a répondu, dans les poursuites judiciaires, qu’il n’avoit pas reconnu le cavalier qui l’avoit attaqué. Il a été récompensé, ont-elles dit, par l’approbation et l’estime de tout son corps, et il en avoit besoin.

Au faîte du bonheur, viens, ma chère, viens nous aider à n’en pas descendre ; ta main seule, qui nous y a conduit, peut nous y soutenir ; et si nous éprouvons le sort commun des choses humaines, nos souvenirs nous resteront toujours ; et ton amitié, que nous ne pouvons perdre, nous dédommageroit encore long-temps.


Fin du Tome second et dernier.