Lettres de voyages/Dixième lettre

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Presses de La Patrie (p. 97-108).


DIXIÈME LETTRE


St. Hippolyte-du-Fort, 6 décembre 1888.


Le lendemain, libre de tout engagement, je consacrai ma soirée à Chartrand, et nous taillâmes ensemble une de ces causeries intimes qui réconfortent l’âme après une longue séparation. Il me fit part de ses travaux, de ses projets et de ses espérances. Et vraiment je fus heureux de le voir si plein d’ardeur et de vie.

Chartrand, dans l’armée française, jouit non seulement d’une excellente réputation, mais il est en outre coté à juste titre comme un des officiers les plus distingués de son grade. Instruit, intelligent, doué d’une santé de fer et d’une force herculéenne, il est tout-à-fait le type du parfait militaire. Incapable de rester oisif un instant, depuis six ans il utilise ses loisirs en s’occupant de littérature. Nos lecteurs de La Patrie en savent quelque chose, et je suis heureux de prédire que Chartrand augmentera la renommée littéraire dont il jouit déjà en France, et saura sans nul doute parvenir au premier rang. Il a une quantité de travaux en marche, un livre en impression qui paraîtra en janvier prochain. Il est collaborateur actif de plusieurs journaux et revues militaires.

Dans quelques mois il sera membre de la société des gens de lettres de France, et Jules Claretie qui ne manque jamais une occasion d’être agréable à nos compatriotes s’est gracieusement offert pour être son premier parrain.

Notre ami est également lié avec une foule d’hommes de lettres comme Francisque Sarcey, le grand critique, qui l’apprécie beaucoup et entretient avec lui des échanges d’appréciations générales sur les grands événements du jour. Personne n’ignore que nos littérateurs canadiens tiennent Chartrand en haute estime. Ses causeries humoristiques militaires, ses écrits sur l’armée française, ses lettres sur la politique française et européenne dénotent chez lui un esprit supérieur, sans préjugés, qui sait maintenir la note juste et pleine de tact dans ses appréciations sur toutes choses.

Fréchette, avant mon départ du Canada, m’en parlait d’une manière flatteuse, Faucher de St. Maurice l’estime beaucoup comme militaire et écrivain, MM. l’abbé Casgrain et Paul de Cazes ont également beaucoup d’amitié pour lui ; Buies aussi est très lié avec lui et le considère à sa juste valeur. J’en passe bien d’autres.

Je suis heureux de rendre ici publiquement hommage à un de nos compatriotes qui est parvenu à faire sa trouée en France, dans l’armée et dans les lettres. Arrivé seul, sans fortune, sans protection, il s’engage à vingt-quatre ans à la légion étrangère. Pendant cinq ans, on n’entendit pas parler de lui, il faisait fièrement son rude métier de soldat dans les déserts d’Afrique, sans demander rien à personne. Soudain nous apprenons qu’il est élève-officier à l’École Militaire de St. Maizent. J’eus alors le plaisir de le recommander au général Boulanger, lequel fut heureux de pouvoir rendre service à notre ami qui s’était rendu digne de toute sa sollicitude par sa bonne conduite et son aptitude militaire. Une fois lancé, Chartrand ne s’arrête plus. Il continue à travailler avec ardeur, il épouse une charmante femme, se crée une famille et le voilà lieutenant, proposé pour capitaine et pour la croix de la Légion d’honneur.

Nous applaudissons de tout cœur aux succès de notre compatriote.

Une chose lui touche au cœur dans le moment. Il a la nostalgie du pays et il attend avec impatience l’instant où il pourra aller embrasser les siens et passer quelques mois avec tous les amis qu’il a quittés là-bas, sur la terre canadienne. Et puis Chartrand, comme le plus grand nombre de nous tous, n’avait pas de fortune à ses débuts, et dans l’armée, on a de la gloire mais on n’améliore guère sa position matérielle. Le voilà déjà à la tête d’une famille assez nombreuse et il voudrait pouvoir ajouter quelques revenus à sa maigre solde. Voilà l’occasion pour notre gouvernement provincial de rendre service à un de nos compatriotes qui nous fait honneur à l’étranger. Il ne demande pas une subvention gratuite, il voudrait mériter loyalement une rémunération quelconque qui lui permettrait de soutenir honorablement la position sociale qu’il occupe. Il écrit des livres qui ont du succès en France ; ces livres sont moraux, peuvent être placés dans toutes les mains.

Pourquoi le gouvernement de Québec ne prendrait-il pas chaque année pour quelques centaines de piastres des ouvrages de notre ami ? Cela serait un encouragement et une bonne œuvre. Il est possible que ses ouvrages soient peu propres à être donnés en prix dans les écoles, mais on pourrait les épurer en les réimprimant au Canada, ou bien encore il serait loisible de les distribuer dans les bibliothèques publiques.

L’honorable M. Mercier, MM. Paul de Cazes, l’abbé Casgrain, Faucher de St. Maurice et Fréchette ont promis leur concours à Chartrand. L’honorable secrétaire provincial lui a même écrit pour lui demander cent exemplaires de l’un de ces ouvrages. Il ne faut pas s’arrêter à mi-chemin. Assurons à notre compatriote les moyens annuels d’améliorer sa situation, et nous lui donnerons ainsi des armes pour continuer à travailler, à lutter et à nous faire honneur en France.

D’ailleurs ce n’est pas un ami politique qu’il s’agit ici d’aider, c’est un Français et un Canadien, qui professe pour sa patrie d’origine un amour égale à celui qu’il porte à la France.

Le commandant Stoëckel fut assez aimable pour m’inviter à visiter son école dans tous ses détails et assister aux divers travaux de la journée. Je me contenterai de vous donner ici un léger aperçu du fonctionnement de l’école. Notre ami Faucher de St. Maurice, qui est venu à St. Hippolyte en a déjà donné la primeur aux lecteurs canadiens et je laisse le soin à Chartrand de vous fournir dans La Patrie, au cours de ses causeries militaires, de plus amples développements techniques.

En entrant dans l’immense cour de manœuvre, je vis tous les élèves, cinq cents, massés en carré au centre. Quand nous fûmes installés sur une terrasse dominante, le commandant donna le signal des exercices, et un instructeur fit un commandement bref. À l’instant, tous se précipitèrent à leur poste, et quelques moments après la cour était complètement couverte d’élèves distancés de trois pas les uns des autres. Ce mouvement se fit avec une justesse et une précision merveilleuses. Tous ces enfants de treize à dix-huit ans, avec leurs pantalons rouges et leurs vestons bleus foncés présentaient un spectacle admirable dans leur immobilité, dans la correction de leur tenue, dans la rectitude de leur alignement.

Un commandement se fait entendre de nouveau et des milliers de bras partent en cadence et exécutent admirablement toute la série des exercices d’assouplissement ; après vient la boxe, puis le bâton, enfin l’assaut entre les plus forts.

J’étais enthousiasmé et j’applaudissais à tout rompre. J’aurais voulu voir à mes côtés quelques-uns de ces dénigreurs systématiques de toutes choses qui touchent de près à l’armée française. Ils auraient vu ici la plus belle preuve de la vitalité, de la force morale et physique du peuple français. C’était un spectacle vraiment réconfortant pour un ami de la France de voir tous ces jeunes gens, l’espoir de l’avenir, manœuvrer avec cette précision, ce nerf qui font augurer pour plus tard des hommes forts et vigoureux.

Mais je n’avais pas fini d’admirer. Cette manœuvre terminée, on conduisit les élèves au gymnase. Ici, je n’ai plus de termes pour qualifier mon admiration. Je me croyais au cirque. Et pour me prouver qu’on ne me montrait pas les plus agiles et les plus forts, on massa tous les élèves en face des agrès, et chacun, individuellement, dut exécuter une manœuvre quelconque.

À l’escrime, même précision, même légèreté, même adresse. Ces petits bons hommes, haut comme une botte, luttaient les uns contre les autres avec une ardeur endiablée, s’attaquant avec une vivacité, parant avec prestesse, annonçant les coups avec loyauté. C’était un bruit strident de fer qui se froisse, d’épées qui se choquent ; en sortant de la salle d’armes, j’en étais tout ému.

Après une petite tournée de visite dans les magasins, le commandant me conduisit encore sur la terrasse au pied de laquelle toute l’école était alignée sur deux rangs. Les élèves de 17 et 18 ans avaient les armes, et on me prévint que l’officier de semaine allait faire défiler comme cela se pratique à l’exercice de chaque jour.

L’officier de semaine, un jeune lieutenant prend le commandement d’une voix claire et vibrante. Je me sentis remué en l’entendant commander. Petit de taille, large d’épaules et de poitrine, correct dans son attitude, c’était bien là le type de l’officier français. D’ailleurs, les huit officiers qui composent l’école doivent tous être des hommes choisis, car j’ai rarement vu un si bel ensemble de forces physiques et intellectuelles.

À la voix de l’officier, les élèves se forment en colonne à distance entière, se massent sur une des faces de la cour, et musique, tambours et clairons en tête, le défilé commence. On joue la marche du 3e zouaves, ancien régiment du commandant et de Chartrand. Les sections, alignées au cordeau, passent devant nous la tête haute, et les derniers, âgés de 13 ans, défilent sans armes avec une correction d’alignement digne de leurs aînés.

J’en avais des larmes aux yeux, et là je compris toute la force de la France. Jamais dans aucune revue militaire, je n’ai vu plus parfait défilé. Je félicitai le commandant de ce beau résultat, et je comprenais alors pourquoi le gouvernement avait appelé cet officier d’élite à la tête de cette école. Plus beau commandement ne pouvait être confié à un homme plus digne, capable de remplir mieux la noble et belle mission de dresser la jeunesse française au dur métier des armes.

De là, on nous fit visiter les chambres. Chaque dortoir contient une quarantaine de lits bien alignés, propres, avec les effets de chaque élève pliés soigneusement sur des étagères. L’air circule librement, les croisées sont grandes, tout respire la propreté et le bon ordre. Les réfectoires sont également très bien aménagés. Là comme partout, j’ai pu me rendre compte de la bonne direction donné au fonctionnement de tous les services, et du zèle que tous apportent à chaque degré de la hiérarchie, à bien exécuter les ordres et accomplir soigneusement leur devoir.

En sortant de l’école, on me montra le fameux fusil Lebel, à répétition et à petit calibre. On me donna certaines explications techniques sur sa justesse, sa simplicité, sa légèreté, et sa force balistique. Je laisse encore à Chartrand, qui s’est fait une spécialité de l’étude des armes, le soin de vous donner des détails précis sur ce fusil avec lequel on fera probablement la prochaine guerre.

Au Cercle, quelques instants après, en compagnie de tout le personnel civil et militaire, nous vidions une coupe ensemble à la gloire et à la prospérité de la France.

J’eus là, pour quelques moments, l’occasion de lier intime connaissance avec tous ces messieurs de l’enseignement pédagogique, et je pus me convaincre que tous les jeunes professeurs, cédés par le ministre de l’Instruction Publique pour venir enseigner dans les Écoles militaires étaient des hommes choisis. Un, entr’autres, M. Desclaux, le professeur principal, que j’avais eu l’occasion de connaître intimement chez Chartrand, me frappa par la profondeur de ses vues et la hauteur de ses aperçus. Et voilà encore un homme qui attend depuis de longues années une récompense bien méritée et pour laquelle il est proposé. Il est dans l’enseignement militaire depuis près de dix ans, et les Inspecteurs-Généraux qui se succèdent annuellement le proposent pour les palmes académiques. Espérons que le gouvernement ne fera pas attendre longtemps une décoration qui ne saurait être mieux placée.

Enfin le temps passe et il faut se séparer. Je serre la main à Chartrand et j’embrasse sa femme et ses enfants. Je m’installe dans un compartiment, en route pour Arles, en emportant avec moi le souvenir d’une cordiale hospitalité et de bien bons moments passés en excellente compagnie.

Je conseille à tous les Canadiens qui voyagent en France, de pousser une pointe à St. Hippolyte-du-Fort, dans le Gard. Ils trouveront là un compatriote dont les bras sont toujours grands ouverts, la maison et la famille hospitalières, et un petit noyau d’amis qui leur feront passer de bien bons moments.