Lettres de voyages/Trente-cinquième lettre

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Presses de La Patrie (p. 334-342).


TRENTE-CINQUIÈME LETTRE


Bordeaux, 23 février 1889.


Nous avons pu visiter Bordeaux, cette fois, grâce à deux beaux jours de printemps qui, paraît-il, ont été absolument exceptionnels, pendant le mois de février. Partout, dans le midi de la France, on s’est plaint de tempêtes de vent, de pluie et de neige en certains endroits. Nous sommes donc doublement heureux de l’éclaircie qui s’est produite et nous en avons profité pour admirer une des premières villes de France, non seulement par ses dimensions et sa population, mais encore par son commerce, par son site magnifique et par son aspect grandiose.

Bordeaux était déjà une des principales villes des Gaules, sous les Romains. Elle possède aujourd’hui une population de 222,000 habitants, et elle occupe sur la rive gauche de la Garonne, une longueur de six kilomètres. Ses quais offrent une animation extraordinaire en raison du nombre considérable de navires qui y apportent ou y prennent des marchandises. Il y a beaucoup à voir à Bordeaux, mais on peut le faire rapidement, grâce à un excellent service de voitures publiques. Les deux « merveilles » de la ville sont le pont de dix-sept arches, sinon le plus long, (486 mètres sur 25) au moins un des plus beaux du monde et qui a coûté trois millions. Les beaux quartiers sont bâtis avec un grand luxe, et plusieurs rues et cours sont bordées de maisons à façades monumentales. Le nombre des édifices religieux classés comme monuments historiques est considérable : St. Seurin, la plus ancienne église de Bordeaux, dont la crypte renferme le cénotaphe de St. Fort, œuvre délicate de la Renaissance ; l’église romane de Sainte-Croix (Xe et XIIe siècles) dont le portail est intéressant ; l’église ogivale de St. Michel, du XIIe siècle avec des additions des XVe et XVIe siècles (ses caveaux ont la propriété de conserver intacts les cadavres), dont les trois portails et l’intérieur méritent l’attention et dont la tour isolée porte une flèche s’élevant à 107 mètres ; la cathédrale de St. André, (XIe siècle), remarquable par la hardiesse et l’élévation de sa nef, ses précieux ornements de style gothique, ses deux flèches aériennes du portail du nord, ses beaux bas-reliefs Renaissance, son tombeau du cardinal de Chéverus (1768-1836), son beau Christ en ivoire et quelques tableaux de grands maîtres ; la chapelle du Lycée (ancienne église des Feuillants), les églises Ste. Eulalie, St. Pierre, St. Bruno, (tableaux et fresques), et enfin le clocher Pey-Berland, près de la cathédrale, bâti en 1440, racheté par l’État en 1850, restauré et surmonté d’une statue dorée colossale de la Vierge et contenant le bourdon (11,000 kilogrammes) de la cathédrale.

La seule antiquité est le palais Gallien, (monument historique du IIIe siècle) amphithéâtre qui pouvait contenir 25,000 spectateurs et dont il ne reste que des débris. La préfecture a de grandes dimensions. La mairie est installée dans l’ancien archevêché, bâti de 1770 à 1781 pour Mgr de Rohan, bien restauré depuis un incendie en 1862. Le palais de justice a coûté près de deux millions (1839-1846). On peut encore citer la bourse, la douane, la porte du Palais avec ses deux tours, la porte de l’hôtel-de-ville, l’hôpital St. André. Au musée, la galerie des tableaux est assez belle : Vénus et Adonis de l’Albane, Neptune d’Annibal Carrache, etc., Mentionnons aussi la bibliothèque de 45,000 ouvrages parmi lesquels un précieux exemplaire des Essais de Montaigne (1588) couvert de notes et de corrections de l’auteur. Le tombeau de ce célèbre écrivain a été placé dans l’édifice des Facultés. Les promenades sont nombreuses ; quelques-unes sont même célèbres, comme les Quais, les Quinconces (sur l’emplacement de l’ancien Château-Trompette), avec leurs deux colonnes rostrales, les allées de Tourny, le jardin public et le parc bordelais, inauguré en 1888. Le port de Bordeaux, le troisième de la France, pour le mouvement des navires, et le quatrième pour l’importance des échanges, peut contenir de 1,000 à 1,200 navires, et il y entre des bâtiments de 2,000 à 2,500 tonneaux. La gare d’Orléans (la Bastide) communique avec celle du Midi (St. Jean) par un magnifique pont en fer, construit en 1860, et qui a coûté 3,600,000 francs. Avant d’arriver à Bordeaux, on voit le beau pont de Cubzac, dont la longueur, y compris celle des ouvrages qui en dépendent, est de 1,545 mètres. Une des plus récentes curiosités est le salon cosmopolite de l’hôtel de Nantes.

À propos d’hôtel, nous devons dire que Bordeaux n’est pas aussi bien partagé, à cet égard, que les autres villes de France de son importance. On paie fort cher pour être médiocrement installé ; les prix sont aussi élevés que dans les meilleures hôtels de Paris, mais c’est à peu près la seule comparaison que l’on puisse faire entre les établissements des deux villes. Cela nous a d’autant plus étonnés que Bordeaux est, sans contredit, une des plus belles et des plus intéressantes villes de France. Le port a beaucoup de points de ressemblance avec celui de Montréal, et de la fenêtre de ma chambre, où j’écris ces lignes, j’aperçois un groupement de navires et de steamers que l’on croirait amarrés, à s’y méprendre, aux quais de la métropole commerciale du Canada.

Nous reprenons la route de Paris, pour nous y arrêter un mois encore avant de nous embarquer pour le Canada.

Paris, 26 février.

Après avoir passé Angoulême et Poitiers à toute vapeur, nous avons résolu de faire étape à Tours, dans le double but de visiter la célèbre capitale de la Touraine et de nous reposer un peu des fatigues du voyage. J’avoue que cette course à toute vapeur à travers les pays du midi de l’Europe et du nord de l’Afrique, a fini par nous lasser un peu, et nous commençons à constater la décroissance de la vigueur et de l’enthousiasme des premiers jours.

Tours est une ville de 53,000 habitants, située sur la rive gauche de la Loire, et au milieu d’un pays que l’on a appelé à juste titre : le jardin de la France.

L’aspect général de la ville de Tours est assez monumental ; elle possède de beaux boulevards, quelques jolies places et une rue principale qui la traverse dans toute sa largeur pour aboutir à un magnifique pont de 434 mètres. La cathédrale St. Gatien est d’un caractère plus gracieux qu’imposant et de styles assez divers ; les verrières du chœur sont assez belles, et l’on y voit aussi de curieux mausolées. Il ne reste que deux tours de la célèbre collégiale de St. Martin : la tour Charlemagne et la tour St. Martin où fut retrouvé, en 1860, le tombeau de ce saint, objet de nombreux pèlerinages et où l’on va élever une somptueuse basilique. St. Julien est un monument gothique du XIIIe siècle, avec une tour du Xe. Les édifices civils offrent peu d’intérêt : le plus moderne, le théâtre, a un assez beau caractère ; le palais de justice, avec son pénitencier cellulaire, et la gare sont les plus saillants. On voit encore d’anciennes habitations : l’Hôtel Gouin (1440), la Maison de Tristan l’Ermite, et la belle fontaine Renaissance (1510) du grand marché. La bibliothèque renferme plus de 55,000 volumes : un Évangile du VIIIe siècle, les Heures de Charles V, les Heures d’Anne de Bretagne, un Tite-Live du XVe siècle, etc., et plusieurs milliers de manuscrits. Tours possède une industrie assez active de soieries pour voitures, galons, tapis, chaussures et la grande et célèbre imprimerie Marne. Cette ville a donné le jour au typographe Nicolas Jeanson (XVe siècle), et à Honoré de Balzac. Son siège épiscopal a été illustré par St. Grégoire de Tours.

Le nombre des excursions à faire dans le rayon de la ville est considérable. La principale est celle du château de Chenonceaux, à 34 kilomètres, dont la réputation est européenne, et qui rappelle les grands souvenirs de la Renaissance, François Ier, Henri II, Diane de Poitiers et de Catherine de Médicis, qui l’acheva et y entassa les chefs-d’œuvre de l’Italie. On sait que ce monument historique vient d’être vendu aux enchères après avoir appartenu à madame Pelouze, sœur du fameux Daniel Wilson, gendre de M. Jules Grévy.

On voit aussi aux environs de Tours, les ruines du château de Plessis-lèz-Tours, où mourut Louis XI ; les ruines de l’abbaye fortifiée de Marmoutier et les grottes de St. Martin. Enfin, parmi les plus célèbres châteaux à visiter dans cette contrée, nous citerons celui d’Azay-le-Rideau (Renaissance) ; les restes du château de Chinon, où Jeanne d’Arc vint rendre l’espoir à Charles VII ; les ruines du château de Loches. On fait aussi d’intéressantes excursions à Luynes et à Cinq-Mars-la-Pile.

Le peu de temps que nous avions à notre disposition ne nous a pas permis de faire toutes ces excursions et nous l’avons vivement regretté. La saison, d’ailleurs, ne s’y prêtait guère et nous sommes rentrés à Paris, après avoir traversé Orléans sans nous y arrêter.