Lettres de voyages/Trente-quatrième lettre

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Presses de La Patrie (p. 325-334).


TRENTE-QUATRIÈME LETTRE


St. Hippolyte-du-Fort, 20 février 1889.


Rien de neuf à dire sur St. Hippolyte-du-Fort, dont j’ai parlé assez longuement dans mes lettres du mois de décembre dernier. J’ai retrouvé mon ami Chartrand et son excellente famille en parfaite santé, de même que le commandant Stoeckel, et tous les officiers de l’école militaire, dont j’avais fait la connaissance lors de mon premier séjour ici. J’ai aussi revu, avec le plus grand plaisir ; M. Clauzel de St. Martin-Valogne, maire de St. Hippolyte et conseiller général du Gard qui a contribué à me faire passer une bien intéressante après-midi, en me faisant visiter en détail, l’Institution pour les sourds-muets protestants de France. Cette institution, située à St. Hippolyte, et placée sous la supervision générale de M. Clauzel, est supportée par les contributions volontaires des protestants français, qui sont très nombreux, comme on sait, dans le Gard et dans les départements voisins. Les pensionnaires de l’établissement sont relativement peu nombreux — une cinquantaine tout au plus — mais la méthode d’enseignement qu’on emploie et les résultats qu’on a obtenus m’ont intéressé au plus haut degré. On parvient à faire parler ces pauvres déshérités de la nature, et j’ai causé — c’est le mot — avec de pauvres enfants absolument sourds-muets de naissance qui écrivaient sous la dictée de leurs professeurs des thèmes français fort difficiles et qui les lisaient ensuite à haute voix d’une manière fort intelligible. On enseigne d’abord aux élèves à nous comprendre par le mouvement des lèvres, ce qui paraît déjà fort difficile, et on arrive, par une méthode articulée, à leur faire prendre part à la conversation. J’ai constaté, je le répète, des résultats qui m’ont absolument étonné et qui m’ont paru tellement merveilleux que j’ai demandé au professeur principal de vouloir bien me donner quelques explications détaillées sur la méthode que l’on suit avec un si brillant succès.

— La méthode d’enseignement employée dans notre maison, m’a dit le professeur, est la méthode articulée, appelée faussement : « méthode allemande. » Je dis faussement appelée allemande, car il ne serait que juste de l’appeler « méthode française » puisqu’il est aujourd’hui avéré que bien longtemps avant d’être employée en Allemagne, elle était pratiquée en France. C’est en effet Jacob Rodrigues Péreire qui, vers l’année 1734, trouva la méthode articulée pour l’enseignement des sourds-muets.

Les divers rapports qu’il adressa à l’académie de Caën en font foi. D’ailleurs les nombreux succès qu’il obtint avec ses élèves Aaron Beaumarin, Azy d’Etavigny, Sabouroux de Fontenay, etc., témoignent de l’excellence de sa méthode, et l’abbé de l’Épée, l’inventeur des signes des sourds-muets, reconnaît les grands avantages de la méthode articulée, quand il dit quelque part dans ses mémoires : « J’emploie la méthode des signes pour instruire mes élèves sourds-muets, parce que cette méthode, avec les moyens dont je dispose, me permet d’en instruire un plus grand nombre. En effet l’enseignement des sourds-muets étant pendant longtemps personnel, si j’ai 60 élèves, et que je leur consacre seulement cinq minutes à chacun, cela fait cinq heures de leçon ; et qu’est-ce que cela cinq minutes de leçon par élève ? »

D’après cette citation, l’abbé de l’Épée ne se faisait aucune illusion sur les désavantages de sa méthode, la méthode des signes ; et, s’il renonça à la méthode articulée qui permet au sourd-muet de se mettre plus facilement en rapport avec la société, ce ne fut que dans un but louable, dans le seul but de pouvoir instruire un plus grand nombre de sourds-muets.

Les successeurs de l’abbé de l’Épée se servirent exclusivement de la méthode des signes, qui fut dès lors appelée méthode française, et de la sorte la méthode articulée tomba dans l’oubli.

Heureusement qu’un homme, au cœur sympathique et généreux, et aussi modeste que distingué, vint la tirer de l’oubli en fondant au commencement de l’année 1857, à St. Hippolyte-du-Fort, un établissement protestant de charité, destiné à recevoir des sourds-muets pour être instruits par la méthode orale pure.

Le fondateur de notre établissement dont la piété égalait le dévouement pour les pauvres sourds-muets déshérités par la nature, s’appelait Kilian.

J’ajouterais, comme renseignements particuliers, que notre établissement s’occupait jadis des aveugles, et que ce n’est que depuis 1870 qu’il n’y a que des sourds-muets.

Il y a actuellement 26 sourds muets et 19 sourdes-muettes. Nos élèves garçons apprennent les métiers de cordonniers, de relieurs, d’agriculteurs et de boulangers.

Voici maintenant un aperçu théorique de la méthode que nous employons dans notre établissement.

Quand un jeune sourd-muet entre dans notre établissement, il arrive souvent, pour ne pas dire toujours, que les premiers jours qu’il passe au milieu de nous lui sont pénibles. Comment en serait-il autrement ? Transporté du sein de sa famille, dans un milieu où il ne voit que des figures inconnues, il se trouve isolé, et par suite souvent maussade et boudeur, parce qu’il n’a pas confiance en ceux qui l’entourent.

Vouloir l’appliquer immédiatement à l’étude de la parole serait prématuré et nous n’arriverions, le plus souvent, qu’à lui rendre l’enseignement odieux. Nous l’occupons alors à une série d’exercices propres tout à la fois à le récréer et à déterminer en lui l’esprit d’imitation. Captiver son attention, tel est notre premier devoir.

Pour arriver à ce résultat nous employons beaucoup de moyens. Un bonbon, par exemple, donné au plus taciturne, déridera souvent son front et lui montrera que nous l’aimons. Étant alors un peu plus familiers avec lui, nous essayerons de l’amuser en le faisant mirer dans une glace, ou en lui faisant faire quelques exercices de gymnastique scolaire tels que :

1o Flexion des bras en deux et trois temps de haut en bas et de bas en haut ;

2o Flexion des bras en arrière et en avant ;

3o Flexion du bras droit ou gauche de haut en bas (en deux ou trois temps) ;

4o Flexion alternativement du bras droit et du bras gauche de haut en bas, etc.

Lorsque parmi les exercices précédents ou des semblables, l’attention du jeune sourd-muet paraît suffisamment éveillée, c’est-à-dire qu’il imite bien, nous abordons l’étude de la parole.

Pour cette seconde partie de l’enseignement, nous nous ingénions encore à le distraire et à écarter la monotonie et l’ennui, ces deux mortels ennemis du progrès.

Comme premier exercice de la parole, nous apprenons à notre jeune sourd-muet à respirer. Nous entreprenons alors une étude très importante et de l’exécution de laquelle dépend beaucoup le son de voix de notre élève. Suivant, en effet, que cet exercice sera bien ou mal fait, le jeune sourd-muet aura une voix claire, nasillarde ou gutturale très prononcée. Le devoir du professeur à ce moment-là est donc d’y apporter tous ses soins.

Voici en quoi consiste l’étude de la respiration.

1o Nous faisons d’abord expirer l’air emmagasiné dans les poumons en soufflant, par exemple, sur une bougie.

2o Nous faisons ensuite inspirer de l’air (ici nous employons divers procédés pour faire comprendre cet exercice à nos élèves) et le faisons aussitôt expirer.

3o Nous faisons ensuite un troisième exercice qui consiste à expirer de l’air et à le rejeter par le nez, ou vice-versa.

Quand notre élève connaît suffisamment l’étude de la respiration, nous lui apprenons les lettres les plus faciles à prononcer, telles que P. T. D. F. V., etc., qui constituent le premier groupe de lettres. Après cela nous leur apprenons le deuxième groupe de lettres ou les voyelles. Désormais nous pouvons former des syllabes comme pa po, etc., et bientôt des mots comme papa, pot, etc.

Pour amuser notre élève, nous lui montrons un album fait par nous-mêmes, où sont des gravures en couleurs représentant les choses les plus usuelles dont le nom est écrit dessous. Faisant ensuite lire le nom à notre élève, il apprend à articuler tout en se rendant compte à quoi correspond le mot qu’il vient de prononcer, Immédiatement après, il va écrire au tableau le mot que le professeur lui a appris et de la sorte il apprend à connaître le nom des objets et à l’écrire.

Au bout de deux ans, notre élève connaît 700 ou 800 mots et les objets qu’ils représentent. Notre élève sait alors lire toutes les syllabes, et nous pouvons commencer l’étude de la phrase.

Nous lui apprenons la couleur des objets, leurs qualités et nous continuons par l’étude des verbes neutres et actifs.

Après cela vient l’étude de l’analyse des objets, de la matière dont ils sont fabriqués, de celui qui les fabrique et du lieu où ils se trouvent.

Nous pouvons apprendre ensuite à notre élève les pronoms personnels et les adjectifs possessifs démonstratifs, puis les pronoms possessifs démonstratifs.

Désormais l’instruction de notre élève est relativement facile et nous suivons une marche analogue à celle qu’on suit pour les entendants.

Voilà, en résumé, ce que m’a dit le professeur et ce qu’il a illustré par des exercices avec ses élèves. J’avoue qu’il me fit marcher d’étonnements en étonnements et nous terminâmes notre visite dans l’atelier de reliure, où l’ouvrier qui est sourd-muet nous apprit dans un langage parfaitement intelligible, que non seulement il exécutait les travaux les plus difficiles de reliure, mais qu’il était chargé en plus de faire les courses en ville et de faire les collections et les achats pour l’établissement.

Il était la preuve vivante de l’excellence du système suivi, et j’ai cru intéresser les lecteurs de La Patrie en leur faisant part des choses intéressantes dont je venais d’être témoin.