Lettres de voyages/Vingt-troisième lettre

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Presses de La Patrie (p. 230-237).


VINGT-TROISIÈME LETTRE


Philippeville, 7 janvier 1889.


Avant de procéder plus loin en Algérie et afin de rendre mes récits de voyage plus intelligibles, je crois qu’il est nécessaire de jeter un coup d’œil rétrospectif sur l’histoire du pays. La prise d’Alger en 1830 par les troupes françaises a complètement révolutionné la situation politique, économique et agricole, tout en laissant exister une organisation particulière pour les populations indigènes. L’Algérie actuelle était connue des Romains, d’abord sous le nom général de Numidie, comprenant la Tunisie et la Tripolitaine et ensuite sous le titre particulier de Mauritanie, s’appliquant à peu près au territoire actuel possédé par la France. La ville d’Alger fut, dit-on, fondée 300 ans avant Jésus-Christ, et se nommait alors Icosium. À l’époque chrétienne, bien qu’étant un fort village plutôt qu’une ville, Icosium posséda des évêques et lorsque les Arabes envahirent l’Afrique, Alger devait être le rendez-vous des tribus de la Mitidja qui venaient trafiquer avec les marchands d’Hippone, de Césarée et de Carthage, vers le dixième siècle de l’ère chrétienne.

Vers 1150, Abd-el-Moumen, chef des Almoades, après avoir subjugué l’Espagne et l’Afrique septentrionale reçut la soumission des cheiks d’Alger. Vers 1185, Ali-Ibn-Rania, s’empara d’Alger, et le gouverneur qu’il y laissa fut bientôt livré au Sultan El-Mansour. En 1225, après une lutte acharnée, Ibn-Rania reprit Alger, fit tuer l’émir et clouer le cadavre du représentant du Sultan sur un gibet en croix à la porte de la ville. En 1234, Abd-el-Kéria s’étant emparé du Mar-Reb central, donna à son fils le gouvernement de Bougie et de toutes les villes qui en dépendaient alors. Parmi elles se trouvaient Alger, Constantine et Bône. En 1265, les Algériens cessèrent d’obéir au Sultan Hafif-el-Mostancer et vécurent indépendants pendant une période de sept années dans une prospérité et dans un calme relatifs. Mais cette situation ne pouvait durer ; Hafif-el-Mostancer fit bloquer Alger par terre et par mer et l’emporta d’assaut après un long siège.

Ces cruels vainqueurs massacrèrent sans pitié les habitants ; les actes les plus barbares furent commis, les femmes et les enfants ne furent pas épargnés. Les chefs algériens, soumis aux plus barbares traitements, chargés de chaînes et maltraités d’une façon odieuse, restèrent enfermés dans les cachots de la citadelle de Tunis jusqu’à la mort du féroce Sultan, leur vainqueur. Son successeur, El Ouatuer, ordonna, le jour de son avènement au pouvoir, la mise en liberté des chefs algériens que la misère et le désespoir avaient conduits à la folie. Toutes ces luttes meurtrières et sauvages qui faisaient passer Alger de main en main avaient arrêté incontestablement le mouvement intellectuel et civilisateur parmi les Algériens qui, jusqu’au XIXe siècle, ne songèrent qu’à sauvegarder leurs familles et à protéger leurs propriétés.

Il est impossible de relater ici, dans le cadre restreint d’une correspondance, toutes les luttes intestines et extérieures dont Alger eut à souffrir, mais, ce qui est établi sans contestation historique, c’est que les Algériens, quel que fut leur maître, ont été de tous temps une race de pirates qui furent la terreur des navigateurs européens et qui attirèrent sur eux, à différentes époques, la légitime colère des États de l’Europe.

Duquesne bombarda Alger en 1682 et en 1683. En 1688, le maréchal d’Estrées lança contre la ville plus de 10,000 bombes. La flotte de l’amiral espagnol Angelo Barcelo, en 1782, la couvrit de projectiles — 3,700 bombes, 3,800 boulets, 2,000 grenades. Une année après, en 1784, la même flotte recommença un bombardement identique. Enfin, en 1816, l’Angleterre voulant en finir avec les hardis corsaires algériens qui infestaient la Méditerranée et causaient la ruine de la navigation marchande, prit le prétexte de l’assassinat de plusieurs sujets anglais et envoya l’amiral Exmouth qui, au mois d’avril de la même année, conduisit une escadre en rade d’Alger.

Les huit navires prenant aussitôt leur rang de bataille, ouvrirent sur ce repaire des maîtres de la Méditerranée un feu terrible. Plus de 50,000 projectiles furent lancés. À la suite de cette dure leçon, l’amiral Exmouth obtint l’abolition de l’esclavage.

En 1826, le juif Bacri, créancier du Sultan, fit d’importantes fournitures de blé à la France pour la somme de 8,000,000 francs. Il était lui-même débiteur de négociants français qui, pour sauvegarder leurs intérêts, mirent opposition au paiement de cette somme. Bacri se plaignit au dey Hussein-ben-Hassin qui entra, à ce sujet, en pourparlers avec le consul français, M. Deval. Ce dernier ayant soutenu la légitimité des revendications de ses nationaux, le dey, dans un mouvement d’impatience non justifié, porta au consul un coup d’éventail. La scène eut lieu dans un pavillon de la Kasbah, qui existe encore et que l’on nomme pavillon de l’éventail. C’est alors que le consul et les Français s’embarquèrent sur les vaisseaux de l’amiral Collet qui croisaient en rade d’Alger. En 1829, l’amiral de la Bretonnière bloqua Alger, et le 14 juin 1830, l’armée française, forte de 35,000 hommes, et commandée par le maréchal Beaumont, ministre de la guerre, débarqua à Sidi-Ferruch. Quatre jours plus tard, la sanglante bataille de Staouëli ajoutait une glorieuse page de plus aux faits d’armes des Français, et ouvrait le chemin d’Alger, qui tomba le 5 juillet suivant. Un traité de paix assura pour toujours à la France la possession de l’ancienne capitale barbaresque. Le dey, laissé libre possesseur de sa fortune personnelle, obtint l’autorisation de quitter Alger et de fixer lui-même le lieu de sa résidence. Le drapeau français flottait sur Alger, et la France, après de pénibles efforts, devait être doté d’une des plus belles colonies du monde, et la liberté de la navigation sur la Méditerranée était enfin rétablie.

Voilà, en abrégé, l’histoire de l’Algérie jusqu’à la conquête, et le fait d’armes le plus important qui suivit la chute d’Alger, fut la prise de Constantine, l’ancienne Cirta des Romains. La Constantine d’aujourd’hui est une ville de 45,000 habitants, chef-lieu de la province du même nom, résidence du général commandant la province et siège d’un évêché. C’est une véritable forteresse naturelle construite à 2000 pieds d’altitude sur une presqu’île contournée par un énorme ravin au fond duquel gronde la rivière du Roumel. C’est un peu la situation de Québec, à l’exception du St. Laurent qui est remplacé ici par un torrent. La ville est divisée en deux quartiers ; le quartier européen et le quartier arabe, et j’emprunte à M. Piesse la description qu’il en fait dans le livre que j’ai déjà cité :

« Le quartier européen, dans lequel on retrouve le mouvement des grandes villes de la métropole, forme, au nord-ouest, un peu plus du tiers de la ville, et comprend les vastes bâtiments de la Kasbah, l’église, l’ancien palais d’Ahmed-Bey, la préfecture, la mairie et les hôtels de la banque, du trésor et des postes. Les constructions qui ont remplacé les maisons arabes bordent des rues coupées à angle droit et allant aboutir aux places de Nemours et du Palais.

« Le quartier arabe compte 20,825 habitants ; c’est le centre où aboutit le commerce de l’intérieur, dont les Arabes de la ville sont les intermédiaires intelligents et traditionnels. C’est à Constantine que l’on retrouve la couleur locale qui tend à disparaître de plus en plus des autres villes de l’Algérie. Rien n’est plus curieux à visiter que cette fourmilière, qu’on appelle le quartier arabe, où les rues et les impasses étroites et tortueuses, à ciel ouvert ou voûtées, forment le labyrinthe le plus inextricable qu’on puisse imaginer, et dont l’ignoble saleté serait à craindre en cas d’épidémie. Un grand nombre de marchands et d’artisans occupent ces petites boutiques, que nous avons déjà eu l’occasion de décrire, et dans lesquelles est souvent entassée une grande quantité de marchandises. Mais ce qui étonne le plus, c’est le nombre prodigieux de cordonniers installés dans des rues entières, si l’on ne savait que tous les indigènes de la province viennent s’approvisionner de chaussures à Constantine. Ailleurs, le boucher, l’épicier, le fruitier, le tailleur, le brodeur, le potier, le forgeron, le marchand de tabac, le cafetier, le barbier, occupent concurremment les autres boutiques.

« L’animation que présentent les rues arabes ne forme pas un des spectacles les moins curieux de Constantine. Asseyez-vous sur le banc qui garnit la devanture de cette niche occupée par un cafetier, faites-vous servir une tasse de café, et, tout en dégustant ce nectar selon les uns, ce brouet selon les autres, vous verrez défiler devant vous l’Arabe drapé dans son burnous rapiécé, mais ayant un certain caractère, le Kabyle, avec son outre d’huile, le Biskri, avec sa koulla d’eau, la Mauresque, dont le voile est bleu au lieu d’être blanc comme à Alger, la négresse marchande de pain, le juif colporteur, la juive plus belle à Constantine que partout ailleurs ; voici encore le kadi, grave comme la loi qu’il est chargé d’interpréter ; le taleb, commentateur inintelligent des commentateurs du Koran ; puis enfin le spahis au burnous rouge et le turco vêtu de bleu, soldats indigènes, servant plus ou moins de trait d’union entre les populations européennes et indigènes.

« Tout ce monde à pied, à âne, à cheval ou à chameau, qui va, vient, se mêle et se coudoie, offre un tableau extrêmement original. C’est du Decamps, du Fromentin ou du Marilhat à l’état de nature.

« Telle est encore Constantine sur son rocher. »

Je m’aperçois que cette lettre est assez longue et je me vois forcé de clore pour aujourd’hui.