Lettres du séminaire/12

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy (p. 85-95).

XII


Paris, 2 mars 1840.


Mon excellente et très chère maman.

Quel bonheur pour moi de vous dire encore combien je vous aime, combien vos lettres sont pour moi le plus doux des plaisirs. Je vous assure que j’ai surtout pensé à vous durant ces jours-ci, car vous n’avez pas sans doute oublié que voilà dix-sept ans, à pareille époque, que vous m’avez donné le jour, ô ma très chère mère. Dix-sept ans déjà écoulés, toutes les bontés que vous avez eues pour moi, toutes les grâces que Dieu m’a faites, tout cela a suscité en moi de sérieuses réflexions. J’ai prié pour vous aussi, ma bonne mère, car vous savez combien je vous aime ! Quand j’ai eu le plaisir de voir la chère Henriette jeudi dernier, elle m’a montré la lettre que vous lui aviez écrite, et j’y ai vu que vous aviez été légèrement indisposée. Oh ! ma bonne mère, je vous conjure, je vous supplie de soigner votre santé, ne nous refusez pas cela, ma chère maman, et surtout ne nous cachez rien ce serait ajouter encore à nos inquiétudes. À propos d’Henriette, elle comptait vous écrire ces jours-ci mais comme je lui ai dit que je le ferais, elle a remis la sienne ; elle a tant d’occupations, cette bonne sœur ! « Si maman, disait-elle, savait quelle privation c’est pour moi de ne pas lui écrire plus souvent mais cela ne dépend pas de moi. » Du reste sa santé est toujours excellente, à l’exception de quelques migraines que l’habitude ne fait point regarder comme des indispositions. Que nous aimons à parler de vous, ma chère maman !

Vous me demandez des détails sur l’oraison funèbre de Monseigneur l’Archevêque[1] ; eh bien ma bonne mère, j’ai eu le plaisir d’aller l’entendre à Notre-Dame. L’auditoire était immense. Figurez-vous une vaste nef remplie d’une foule innombrable de personnages de tout rang, les bas-côtés, les galeries entièrement occupés, et au milieu de tout cela un seul homme, d’un extérieur assez ordinaire. Il se lève, et aussitôt le plus profond silence règne dans l’assemblée. Tous les yeux, tous les esprits étaient attachés sur lui, et on attendait impatiemment qu’il commençât son discours. Enfin un mot est sorti de sa bouche, et alors je n’essaierai pas de vous dépeindre toute l’éloquence vive et pathétique qu’il a su déployer. J’ai admiré son action vive, ses gestes énergiques, la force et la concision de ses paroles. Quelques passages ont été sublimes et ont rappelé le grand Bossuet, surtout quand il a dépeint monseigneur au milieu des cholériques et prodiguant ses soins à ceux mêmes qui, quelques années auparavant, avaient détruit son archevêché. Un endroit qui m’a encore ravi, c’est la manière pleine de délicatesse dont il a effleuré ces événements malheureux dont le récit ne fait pas honneur au gouvernement actuel[2]. « Les cendres mêmes du prélat, dit-il, me défendent de rappeler ici des injures qu’il a pardonnées. »

Au reste, ma bonne mère, comme je pense que cela vous fera plaisir, je tâcherai de vous envoyer un exemplaire de l’oraison funèbre, qui aussitôt a été imprimée, et peut-être aussi de sa vie, que l’on vient d’écrire. Mais pour cela il faudrait une occasion. Cependant il faut avouer que ce discours perdra beaucoup à être lu, tant la manière dont l’orateur l’a déclamé y ajoutait de prix et de beauté. Encore M. de Ravignan n’était-il pas là dans son fort, car c’est surtout quand il faut raisonner qu’il est d’une éloquence écrasante. J’espère avoir le plaisir d’aller pendant le carême l’entendre à la cathédrale, où il prêche tous les dimanches, grâce à mon privilège académique.

Grâce à ce même privilège, j’ai eu au commencement de ce mois un plaisir bien sensible. Il faut d’abord vous dire que nous avons eu une magnifique séance, comme nous n’en avions jamais vu. Une foule d’étrangers de distinction y assistaient, entre autres quatre ou cinq prélats. Jamais pareille chose ne s’était vue au séminaire : Monseigneur l’Archevêque d’Auch, qui, quelques jours auparavant, était venu célébrer avec nous la fête de la Purification ; l’internonce du Pape, et monseigneur l’ablégat qui porte un nom bien cher à la Religion ; c’est le neveu du cardinal Pacca, dont vous avez lu les Mémoires. Peu s’en est fallu que l’Archevêque de Lyon même ne s’y soit trouvé.

Quelques jours après, l’Académie a eu promenade extraordinaire. Elle est montée en fiacre à la porte du séminaire, et de là des coursiers fougueux l’ont transportée à la Madeleine. J’ai donc eu le plaisir de voir l’intérieur de cette nouvelle église, qui n’est point encore livrée au public. L’extérieur est d’une grande simplicité et par là même d’une beauté ravissante. C’est un bâtiment presque carré, entouré de colonnes prodigieusement grandes. Mais l’intérieur ne répond pas à l’extérieur, et voici pourquoi. Quand on entre dans ce grand édifice, on est ébloui par les dorures, les sculptures, les peintures, les colonnades, les coupoles, etc. Mais je trouve que les ornements sont beaucoup trop prodigués. Il faut avoir vu ce monument, qui peut être regardé comme le chef-d’œuvre de l’architecture de notre siècle, pour se former une idée de sa richesse. Vous n’y trouveriez pas un pouce (ceci est à la lettre) qui ne soit ou marbre ou sculpture ou peinture ou surtout dorure, car presque toute la voûte en est couverte. Mais il faut avouer que ce n’est pas là une église. Il n’y a ni bas-côtés, ni même de chapelles, c’est une grande salle, toute d’une pièce, dont on va faire une église, mais jamais elle n’en aura ni la forme ni la figure.

Mais poursuivons notre promenade. Auprès de la Madeleine, un de ces nobles chars, auxquels on a donné le nom d’omnibus, nous offre un transport doux et facile. C’est dans ce char de triomphe que nous parcourons les boulevards, c’est-à-dire le quartier le plus brillant de la capitale. Mais où allions-nous donc ? Ah ! ma bonne mère, nous allions voir quelque chose de bien beau, ou plutôt nous allions assister à quelque chose de bien beau. À quoi donc devinez : à la messe de minuit ! au mois de février. Voilà au moins un prodige, n’est-ce pas ? Et cependant rien de plus vrai. Nous sommes allés au Diorama, où on nous a représenté la messe de minuit en l’église Saint-Étienne-du-Mont, si bien et avec des effets si merveilleux de lumière, qu’on y croirait assister réellement. On voit d’abord en un tableau, l’église en plein jour, éclairée par le soleil, puis peu à peu le jour baisse, et enfin on la voit au clair de la lune, et cela si bien qu’on se demande si cela n’est pas effectivement. Enfin on la voit dans une profonde obscurité mais bientôt on voit une petite lumière apparaître ; c’est le sacristain qui vient allumer les cierges peu à peu tous les quinquets, les cierges, les lampes s’allument comme par enchantement. En même temps les sièges auparavant vides se remplissent de personnes, et on voit l’église pendant la messe. Quelque temps après, les cierges et les lumières s’éteignent, et l’obscurité recommence. Mais bientôt le jour reparaît et l’on se retrouve au matin. Figurez-vous tout cela représenté dans un petit espace de quelques pieds, avec une perfection et un naturel vraiment étonnants. Voilà donc l’académie sortie du Diorama. De là elle se rend à la nouvelle église de Saint-Vincent-de-Paul que l’on bâtit près de là, et après avoir visité cette église, qui n’est pas trop de mon goût, elle visite encore une autre église, c’est Notre-Dame-de-Lorette. Cette église est fort petite, mais très riche. Du reste, son architecture, qui est très moderne, manque absolument de grandeur et de majesté. C’est un salon et non pas une église. Ce fut la dernière visite de l’Académie elle remonte en fiacre et s’en retourne en traversant presque tout Paris revoir ses pénates chéris.

Voilà, j’espère, une narration bien suivie et bien détaillée de notre promenade académique mais j’aime bien, ma bonne mère, à vous donner des détails sur toute ma vie, car je sais que vous les aimez. À propos de l’Académie, je vous dirai encore qu’on vient de lui faire cadeau d’une salle magnifique, où elle tiendra ses séances, et qui sera entourée des portraits de tous les grands hommes du siècle de Louis XIV.

J’ai un petit voisin à l’étude, qui, en voyant la longue lettre que je vous écris vient de me dire « On est bien content dans votre pays, quand on reçoit de longues lettres comme cela ». Je n’ai pas pu m’empêcher de rire. J’espère que vous pardonnerez à ce petit voisin d’avoir violé la loi du silence pour me dire ce petit mot.

Guyomard m’a dit de vous faire ses compliments bien sincères. Il y a bien longtemps qu’il n’a reçu de nouvelles de chez lui. Si vous pouviez lui écrire et lui envoyer la lettre de sa sœur, je crois que ça lui ferait plaisir. Du reste, il se porte beaucoup mieux et il continue de se plaire parfaitement. Liart est aussi très bien. Nous avons vu Monsieur Tresvaux il n’y a pas longtemps. Vous me demandez de ses nouvelles, ma bonne mère, et je m’empresse de vous en donner. Je ne puis vous exprimer combien il témoigne d’affection et d’attachement pour nous. Quand il vient au séminaire, il nous demande toujours, et toujours la conversation commence en breton. La mort de Monseigneur a été pour lui un coup bien sensible ; comme sa charge était attachée à la personne même de l’archevêque, il n’a pu comme tous les autres vicaires généraux la conserver après sa mort. Mais il a été choisi pour gouverner avec trois autres vicaires généraux le diocèse de Paris pendant que le siège sera vacant. Mais quand l’archevêque sera nommé, il pourra ne pas être réélu. On parlait de le faire évêque dans quelque diocèse, et il est certain qu’il obtiendra cette haute fonction qu’il mérite si bien par son zèle, ses talents et ses vertus, et qu’il remplira si dignement. Je n’ai jamais connu personne qui ait plus de simplicité, plus de douceur que ce bon monsieur, qui cependant occupe un rang si élevé. Je vois qu’on ne l’oublie pas à Tréguier et assurément il le mérite bien.

Veuillez, ma bonne mère, assurer de mes sentiments respectueux les personnes de notre connaissance, qu’il est inutile de rappeler ici. Assurez-en surtout les Messieurs du Collège. Le souvenir de leur bonté me revient sans cesse à l’esprit, et me remplit pour eux de reconnaissance.

Hélas ! ma bonne mère, il faut nous séparer. L’heure et plus encore le papier m’en avertissent. Adieu, très chère maman, je ne puis vous dire combien je vous aime. Mais vous le comprenez bien, n’est-ce pas, ma chère maman ? adieu encore une fois. Votre fils respectueux,

ERNEST



  1. Monseigneur de Quélen, archevêque de Paris de 1821 à 1839.
  2. Une émeute qui saccagea l’Archevêché en 1831.