Lettres du séminaire/40

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy (p. 290-297).

XL


Tréguier, 3 février 1846.


Comme je suis contente, mon cher Ernest, que tu m’aies écrit plus tôt que de coutume ! Je ne sais pourquoi, j’éprouvais une grande impatience de recevoir ta lettre ; un instant avant de la recevoir, je comptais avec tristesse les longs jours qu’il fallait encore attendre avant d’arriver à nos époques accoutumées. Je t’en remercie mille fois en récompense de ton exactitude, tu n’attendras pas bien longtemps la réponse.

Voilà donc un pas de fait, mon cher enfant, dans la carrière littéraire je ne m’attendais pas que cela fût arrivé si tôt. Tu auras travaillé comme un pauvre misérable Ernest, mon bon enfant, ménage ta santé ; elle m’est mille fois plus précieuse que la mienne. Tu travailles, je suis sûre, nuit et jour. C’est pour cela que j’ai regretté pour toi Stanislas, où je pense que toutes les heures sont marquées. Je sais que tu l’as quitté il y a longtemps ainsi n’en parlons plus. Je t’en supplie, dis-moi si tu t’es bien trouvé, je suis persuadée que oui, puisque les Messieurs de Saint-Sulpice t’ont adressé à cette maison. Donne-moi quelques détails sur ta nouvelle position ainsi que sur les cours que tu suis. Vas-tu quelquefois au cours d’un jeune professeur de littérature française duquel on fait un éloge charmant ! voici ce qu’en dit la presse « M. de Loménie a ouvert aujourd’hui son cours au Collège de France en présence d’un nombreux auditoire. Le jeune professeur a exposé dans un discours remarquable par l’élévation des idées et la générosité des sentiments l’objet de son enseignement de cette année. Les tendances progressives et en même temps modernes de M. de Loménie ont entraîné d’une manière complète les sympathies du public. Il exposera cette année l’histoire de la littérature française depuis Beaumarchais jusqu’à nos jours. » La feuille précédente, en l’annonçant comme suppléant à Monsieur Ampère, faisait l’éloge d’un ouvrage, plein de charme et de profondeur, sous le titre modeste d’« un homme de rien[1] ». J’ai beaucoup de plaisir avec le journal que je vois maintenant. Avec les villes et les campagnes, il s’occupe beaucoup d’instruction et la Chambre aussi. Monsieur de Carné disait, il y a quelques séances, que le tiers au moins des jeunes gens qui se présentaient aux examens du baccalauréat n’était pas reçu, faute d’instruction aux collèges universitaires ; on lui a répondu preuve que l’on est difficile, et que les examinateurs font leur devoir.

Courage, mon pauvre Ernest, je ne suis point d’avis que tu prennes beaucoup de répétitions cette année, surtout puisque tu t’occupes de l’hébreu. Je suis bien aise que tu t’occupes de cette étude, je suis fâchée maintenant de t’avoir privé du livre que tu m’as laissé ; peut-être qu’il t’est utile. S’il t’est utile, je pourrai te le faire passer sous bande par la poste. Cela ne coûtera presque rien ; j’avais été bien tentée l’autre jour de profiter de l’offre obligeante des demoiselles Kerguezec pour te l’envoyer ; je craignais que leur frère n’ait pu te trouver.

Je suis toujours sans lettre de notre chère voyageuse depuis la lettre de Vienne du 26 décembre. C’est bien ennuyeux. Dieu sait quand ils seront à Rome. Pauvre bonne fille, comme je suis pressée de lui écrire ! Depuis la lettre que nous lui avions envoyée d’ici pendant le congé, je ne lui ai pas écrit ; il y aura bientôt six mois. Je lui dirai de ne plus me condamner à un si pénible silence. Il paraît que tu lui avais écrit à Vienne ; tu as été plus fin que moi. J’en avais eu aussi grandement l’idée, mais je croyais que leur séjour devait être de peu de durée. De Saint-Malo je n’ai pas non plus de nouvelles, je vais leur écrire pour savoir ce que signifie ce silence. Je leur ai envoyé un gâteau et divers objets en tricot pour les enfants, je ne sais pas seulement s’ils les ont reçus. Il n’y a que toi qui m’écris, mon pauvre Ernest.

Mon Dieu ! que j’étais contente de recevoir ta lettre ! Il faudra, mon fils, que tu te procures du papier plus léger que le dernier ; on m’a fait compter le double port, c’est-à-dire la moitié de plus ; un franc vingt au lieu de quatre-vingt centimes ; dis-moi si les miennes te coûtent plus que quatre-vingt centimes, nous y mettrons ordre. Parle-moi aussi, mon pauvre enfant, de tes petites finances. Comment fais-tu pour avoir de l’argent quand tu en as besoin ? Tu t’adresses à Alain, je pense bien, peut-être que je ferai bien d’affranchir mes lettres, tu me le diras. Tu auras eu besoin de hardes parce que je crois bien que tu ne vas pas en soutane aux cours publics et tu as raison. Tu sais quel train il y a eu au cours de Monsieur Lenormant qui l’a forcé à donner sa démission. Toutes les nuances le regrettent, on peut regarder sa défaite comme un triomphe. Elle est motivée sur ce que Monsieur Le Clerc, doyen de la Faculté des lettres, lui a refusé son appui moral et lui a même déclaré qu’il désapprouvait son enseignement ou sa doctrine. Monsieur Lenormant a encore eu la générosité de lui adresser dans sa lettre au ministre des remerciements pour ses loyales explications.

Pauvre Ernest, peut-être que je t’ennuie avec tout cela. Que te dirai-je encore, mon enfant bien aime ? Te rassurer sur tout ce qui peut avoir rapport à ta position future ? Non, mon enfant, tu ne seras pas mis dans la cruelle alternative de prononcer entre ta conscience et les vœux que j’avais formés. Je remets le sceptre entre tes mains, persuadée que tu ne le laisseras pas tomber dans la fange. Je t’ai manifesté quelques craintes je n’ai pu, mon pauvre petit agneau chéri, m’empêcher de regretter pour toi les gras pâturages de Saint-Sulpice. Maintenant, gare à ta pauvre petite toison, si belle, si douce, si charmante puis, encore quelque chose que j’ai regretté, la jolie chambre que je m’étais formée dans mon esprit la cheminée à la prussienne, un joli feu sans besoin, mais pour le plaisir de tisonner comme ta pauvre mère, les jolis petits rideaux de fenêtre, idem sur le lit, place à tout, à la nombreuse bibliothèque Maintenant je te vois dans un long dortoir plein d’élèves qui ronflent aux deux extrémités, toi qu’une pauvre petite souris empêchait de dormir. Je ris comme une pauvre vieille sotte, eh bien ! tant mieux, alors on n’a de chagrin avec rien. Malgré la longueur de ma lettre, il faut que je manifeste ma joie de ce que Monsieur Le Hir et toi soyez en communauté de science, et que tu l’aies choisi pour ton ami. Consulte-le quand tu te trouveras embarrassé comme je crois te l’avoir déjà dit, cela ne t’engage à rien, mais il faut un ami à un cœur aimant comme le tien. Présente-lui mes respects et témoigne-lui ma reconnaissance.

Me voici embarrassée ; je ne sais pas si je vais mettre ma lettre dans une enveloppe, dans la crainte qu’elle ne te coûte vingt-quatre sous, je vais essayer. Alors je vais te parler de nos affaires ici. Les cerbères ont délogé, si bien que tout est fermé à l’exception de la petite cuisine où ils ont logé une pauvre malheureuse famille avec cinq enfants qui ne jouit pas d’une trop bonne réputation. Et qu’importe ? je m’arrangerai bien avec eux ; si leur voisinage me fatigue, j’irai passer trois mois au couvent, en attendant votre arrivée, mes enfants. Mon Dieu ! le joli rêve ! nous serat-il donné, mon enfant chéri, de le voir se réaliser ? pauvre fille, depuis près de huit ans que je ne l’ai vue ! Si tu as des nouvelles avant moi, tu m’en feras part. Je suis enchanté de la visite que tu as faite aux dames Ulliac et du souvenir qu’elles ont conservé pour Henriette. Cela fera bien plaisir à ta pauvre sœur et à moi aussi, mon fils. Comme tu dis, ce doit être un grand caractère, d’après ses ouvrages ; présente-leur aussi mes respects quand tu auras occasion de les voir.

Tu me donneras dans ta prochaine ta nouvelle adresse, il ne faut pas abuser de l’autre adresse. Ne tarde pas trop à m’écrire, puisque je ne reçois de lettre que de toi, et que je n’ai pas d’autre consolation au monde que de recevoir des nouvelles de mes enfants. Ma lettre est commencée depuis hier et ne partira que demain matin, enfin tu l’auras dimanche. Adieu, mon enfant chéri, puisses-tu ne jamais oublier la vive et sainte tendresse que te porte ta bien tendre mère.

Ve RENAN



  1. M. de Loménie (1815-1875), publiait alors la Galerie des contemporains illustres, par un homme de rien (1840-1847).