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Lettres et opuscules/07

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Texte établi par Ludovic Brunet auteur de la Préface, Dussaut & Proulx Imp. (p. 31-36).

PAR MONTS ET PAR VAUX

(L’Abeille, 23 oct. 1879.)


U n léger croquis d’un type connu, le flâneur, semble nécessaire avant de lâcher la bride à notre plume et de galoper au milieu du sujet.

Voyez cet homme. Il sort de chez lui, consulte sa montre et part
rapidement. Il n’a que le temps de se rendre à son affaire, on lit dans ses yeux l’honnête désir d’être exact. Bientôt cependant ses regards se laissent séduire par les brillants étalages des boutiques ou les diverses scènes des rues. La marche se ralentit. Rencontre-t-il alors quelques musiciens ambulants, bien que chez lui le son d’un instrument quelconque l’agace, il s’arrête, écoute, battant la mesure avec son parapluie. Puis ce sont les affiches multicolores qu’il lit avec un vif intérêt ; c’est un monsieur vêtu de noir, et vendant des remèdes capables de guérir immédiatement les maladies les plus graves, qu’il écoute, bien qu’il soit en parfaite santé ; ce sont des gens attroupés et regardant au milieu de la rue où il n’y a rien, qui l’arrêtent. Il demeure là avec persistance quoiqu’il ne comprenne rien, et finit par apprendre que, il y a un quart d’heure, quelqu’un a failli se faire blesser par une voiture à cet endroit et que tous ces gens sont, comme lui, des flâneurs. Sachant maintenant que nous sommes légèrement atteint de cette manie, vous pouvez comprendre comment, n’étant ni actionnaire, ni marchand, ni directeur de banque, nous nous sommes trouvés au beau milieu de la turbulente Basse-Ville, au-dessus de laquelle plane le dieu du commerce, grave comme un chiffre, soufflant sans cesse la trompette retentissante de la réclame.

Quoique son activité soit bien diminuée, c’est encore le quartier le plus remuant, le plus affairé de la ville. En se promenant dans les rues, on se rappelle cette épître d’Horace, où il est parlé des embarras de Rome. On ne voit que camions chargés de lourdes pièces de bois et péniblement traînés par des chevaux courbés sur le collier, pesants tombereaux, menés à bride abattue, et faisant un bruit d’enfer, chars urbains débordant de monde, calèches qui circulent au milieu de tout cela, se dandinant sur leurs grands ressorts et effleurant des extrémités de leurs couvertures semblables aux ailes de quelque gros oiseau de proie les façades noircies des maisons.

Par intervalles, éclate dans l’air le cri strident d’un bateau à vapeur, dominant le bruit des voitures et les claquements retentissants des fouets au moyen desquels les cochers entretiennent ceux qu’ils mènent dans la douce illusion que le cheval est ventre à terre.

Les nombreux piétons qui circulent autour de vous, portent sur leurs visages les signes de vives préoccupations et n’échangent entre eux qu’un coup d’œil distrait.

À travers les vitres noires de poussière, on ne voit que les pâles silhouettes d’employés, courbés sur les livres et dressant fiévreusement de longues colonnes de chiffres, ou bien une affiche annonçant un immense sacrifice. Il est à remarquer que, dans le monde commercial, on a un amour un peu exagéré pour le sacrifice. Au moindre événement, un déménagement, la réception de marchandises par exemple, on se croit obligé de faire quelque grand sacrifice.

Au-dessus de cette foule compacte qui s’agite, se penchent les vieilles maisons, creusées par la pluie, noircies par le temps, avec leurs fenêtres semblables à autant d’yeux curieux et énormes.

Elles semblent se pencher ainsi les unes vers les autres pour causer et rire de tout ce tumulte. C’est qu’elles en savent long sur la vie et les hommes, ces vieilles masures. Combien de gens n’ont-elles pas vus, saisis par la fièvre de l’ambition, séduits, entraînés par le miroitement de l’or et les riants fantômes de la fortune, se jeter dans le tourbillon dévorant des affaires, jeunes d’abord, rieurs et confiants, puis blanchis, ridés, meurtris par les soucis, cassés par les années, jusqu’à ce qu’enfin ils aient descendu pour la dernière fois leurs escaliers vermoulus, couchés entre quatre planches de sapin, portés par des hommes noirs. Quel est le moraliste qui a usé sa vie dans l’étude du cœur humain, qui en connaît plus sur l’homme que ces murailles croulantes qui ont vu naître et mourir tant d’hommes, qui ont contemplé tant de drames ? Elles ont bien raison ces vieilles maisons de rire de tout ce brouhaha, drapées dans leurs murs délabrés comme Diogène dans ses haillons.

Voilà qui est quelque peu lugubre. Encore une remarque cependant avant de finir. On dit que Québec a la physionomie d’une ville du Moyen Âge. C’est à la Basse-Ville surtout que cette ressemblance est plus saillante. Ses maisons aux pignons pointus, ses rues tortueuses, étroites, ses trottoirs en mauvais ordre, où l’on ne peut mettre le pied sur le bout d’un pavé sans que l’autre bout, par esprit de contradiction évidemment, ne saute en l’air, lui donne un caractère original. Et c’est quelque chose par le temps qui court que l’originalité.

En vous promenant dans ce quartier à l’heure où les ombres

Du faîte des maisons descendent dans les rues,


ne vous êtes-vous pas senti transporté plusieurs siècles en arrière ? Ne pensiez-vous pas voir à tout moment déboucher d’un carrefour obscur une brillante cavalcade de gentils hommes, resplendissants de velours et d’or, caracolant avec grâce sur des chevaux pleins de feu, portant des faucons sur leurs poings et suivis de fous aux costumes bariolés, de pages remplissant les airs des sons éclatants du cor, des lueurs rouges et vives des flambeaux.

Si jamais vous n’avez eu ces visions brillantes du passé en parcourant notre ville, vous êtes privé d’une chose délicieuse, d’une chose qui prête des couleurs agréables aux objets les plus communs, qui fait trouver des jouissances dans les incidents les plus ordinaires de la vie : de l’imagination.