Lettres et opuscules/08

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Texte établi par Ludovic Brunet auteur de la Préface, Dussaut & Proulx Imp. (p. 37-42).

CROQUIS D’AUTOMNE

(L’Abeille, 4 déc. 1879.)


U n article nécrologique sur l’automne qui vient de finir semble convenable. D’abord, un coin du tableau que présente la campagne à cette saison.

Vieux arbres qui étendent dans le ciel leurs branches noires, et, tout gémissants, se penchent
les uns vers les autres comme de graves vieillards qui causent sérieusement entre eux sur les affaires de famille, ou comme des esprits mystérieux qui se confient à l’oreille des secrets redoutables ; feuilles noircies qui tourbillonnent et effleurent les surfaces miroitantes des larges flaques d’eau ; volées babillardes et bruyantes de corbeaux qui s’enfuient à tire-d’aile se dessinant en noir sur le ciel gris ; couchers de soleil pâles et tristes comme le dernier sourire d’un mourant ; silence profond et mélancolique, troublé seulement par ces beaux torrents de rumeurs que roule le sommet agité des forêts ; voilà la campagne en automne.

Quelquefois, le paysage s’égaie. Dans un cours d’eau claire, qui roule en babillant sur le gravier, s’ébattent et pataugent avec délice de jeunes canards folâtres, tandis que leur mère, que sa dignité retient au rivage, lisse gravement ses plumes ou regarde sa jeune famille de l’air important d’un oiseau mûri par l’expérience, à qui une telle légèreté est tout-à-fait indigne de son âge et de sa position sociale. À quelques pas, une vache rousse, qui est venue boire, les considère paisiblement avec ses grands yeux doux et rêveurs, avançant son mufle noir et encore humide.

À la ville, la scène change.

Pour le citadin en général et le Québécois en particulier, cette saison est moins agréable. Il y a d’abord le vieil Éole qui tient une conduite vraiment blâmable. Comme s’il n’était qu’un simple gamin et non un vieillard blanchi par les années, il s’amuse à secouer les enseignes criardes, tente malicieusement de faire sauter les fenêtres de leurs gonds, enlève les couvre-chefs des bons bourgeois et leur souffle au visage des bouffées d’une pluie fine et glacée, puis s’en va grondant, se réjouissant avec grand tapage, comme s’il venait de faire une bonne plaisanterie. Aussi le spectacle que présente la ville est sombre. Les rues sont noires ; les piétons sont cachés sous les couvertures des parapluies qui vont et viennent en tous sens ; les superbes chevaux pur sang qui piaffaient, attelés à de brillants équipages, ont fait place aux maigres rossinantes de louage qui passent, trottant menu et secouant dédaigneusement leurs oreilles humides de pluie, comme pour donner une marque publique du profond mépris qu’elles éprouvent pour la conduite inconvenante du vieil Éole.

Cependant il y a, à la ville, des veillées d’automne qui ont bien leur charme et leur agrément. On est deux ou trois amis dans une chambre chaude, près d’une table pleine de journaux et de livres épars, éclairés par la lueur adoucie d’une lampe à abat-jour, et on cause. Les amis sont intimes, il règne un agréable sans-gêne, l’esprit est à l’aise et se détend. On échange les observations faites dans la journée et qu’on a besoin de communiquer ; on effleure les événements du jour d’un vol léger, on parle du livre qu’on vient de lire ensemble, et on observe que les impressions que chacun a reçues de cette lecture sont diverses. Bientôt, l’esprit aiguillonné, fouetté, s’éveille et pétille, les artères battent, la verve monte, éclate, étincelle ; le geste devient éloquent, l’expression piquante ; on étudie avec intérêt sur les figures les impressions qu’on produit ; du choc des contradictions, naissent et s’éveillent de nouvelles idées, s’ouvrent à l’intelligence de nouvelles perspectives, des sentiers pittoresques où l’imagination se jette et galope ; on est dans la pleine et délicate jouissance de la conversation.

Il y a encore la veillée de famille. On joue le whist ou un jeu plus canadien, qui sent le terroir, le quatre sept. Il se passe alors de bonnes petites comédies. Un voisin au caractère irritable est venu faire la partie. Il a pour partenaire un jeune homme timide et distrait. La chance tourne contre eux. Le voisin irritable devient rouge. Bientôt on entend sa voix : « Pourquoi n’avez-vous pas fait toutes vos levées quand vous aviez la main ? » dit-il d’un ton sec au jeune homme timide et distrait, qui rougit et devient plus timide et plus distrait ; ce qui lui attire des regards furieux de son irritable compagnon. Le silence se fait. Le voisin qui, pendant ce temps, a jeté des regards soupçonneux sur ses adversaires, émet d’une voix amère l’axiome suivant : « Qu’il est facile de gagner quand on fait des signes ! » Enfin, n’y pouvant plus tenir, le voisin se lève brusquement et renverse du pied un château de cartes qu’un jeune architecte, âgé au moins d’un lustre, vient de construire sur le tapis. À cette sortie, tout le monde, qui depuis cinq minutes pouffe de rire, éclate enfin ; la figure du voisin irritable s’épanouit et il finit par rire comme les autres. Le jeune architecte qui se frottait les yeux avec le dos de la main pour trouver une larme, à la vue de cette gaieté générale, rit plus joyeusement et plus bruyamment que tout le monde. Et la bonne humeur règne toute la soirée. Vous avez sans doute déjà observé un de ces tableaux d’intérieur.