Lettres et opuscules/10

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Texte établi par Ludovic Brunet auteur de la Préface, Dussaut & Proulx Imp. (p. 49-61).


LETTRE DE PARIS

Paris, 29 novembre 1887.


Q uelques détails sur les théâtres de Paris intéresseront peut-être vos lecteurs. Ce que je vais dire est probablement déjà connu d’un grand nombre d’entre eux, mais la majorité du public de Québec ne semble pas avoir une notion exacte de ce qu’est le théâtre ici.

Le théâtre est d’autant plus avancé et a d’autant plus d’importance chez un peuple que le goût du beau et l’amour des arts y sont développés.

Quand on arrive à Paris, après avoir visité Londres, on est frappé de la différence d’esprit et de caractère des deux peuples. À Londres, l’architecture est sévère comme les mœurs ; cette sévérité va jusqu’à la lourdeur et quelquefois jusqu’au mauvais goût ; on sacrifie la beauté et l’élégance au confortable et aux nécessités du commerce et de l’industrie. Nous sommes au milieu d’un peuple qui vit par le bien-être et entièrement préoccupé des affaires. À Paris, c’est tout le contraire ; l’élégance, le bon goût des monuments, des places publiques nous apprennent qu’on est ici au milieu de gens chez qui la beauté est chose souveraine. Rien de plus gai, de plus agréable, que d’arriver à Paris quand on vient de quitter les brouillards de Londres ; tout est fait pour le plaisir des yeux, et la beauté du climat et la bonne humeur des habitants ne sont pas faites pour amoindrir l’impression produite. Tout porte le cachet d’un goût délicat pour les arts ; ce goût se reflète dans les toilettes des femmes, dans les produits de l’industrie et jusque dans l’étalage des boutiques. Mais aussi le confortable est sacrifié ; le bien-être est relégué au second plan. Rien de plus joli, par exemple, que l’église de la Madeleine, véritable rêverie d’artiste à laquelle la pierre a donné la réalité ! Cependant, que cela doit être fatigant pour la jolie mondaine, dont la toilette claire chatoie dans l’ombre des piliers, de se tenir sur cet étroit prie-Dieu ! Quelles banquettes impossibles ! quelles loges incommodes au théâtre ! mais comme l’œil est charmé par la beauté des décors et la grâce aérienne des fresques !

On comprend alors que le théâtre, manifestation la plus vivante de l’art, doit avoir ici une importance énorme dont l’idée nous échappe lorsqu’on n’est pas sur les lieux mêmes ; aussi, il ne faut pas s’étonner si les sommes que le gouvernement dépense chaque année pour le théâtre se chiffrent par millions. La Comédie Française, où se jouent surtout les pièces classiques, reçoit une subvention annuelle de cinquante mille dollars ; le Grand Opéra, cent cinquante mille dollars ; l’Odéon, vingt mille dollars ; enfin l’Opéra Comique reçoit une subvention à peu près égale à celle de la Comédie Française. En outre, il faudrait mentionner tous les théâtres subventionnés par la ville.

L’État, pour former les sujets destinés à jouer sur ces théâtres nationaux, a fondé une école qu’on appelle le Conservatoire, où l’enseignement est gratuit et qui compte soixante treize professeurs et environ six cents élèves. Ceux des élèves qui sortent du Conservatoire avec le grand prix ont pendant quatre ans une pension, avec obligation de voyager en Italie et en Allemagne pour se perfectionner dans leur art. L’État, en dépensant des sommes si considérables pour l’art dramatique, ne fait que se conformer aux désirs des particuliers.

Les questions politiques semblent occuper une position secondaire dans la presse, sauf peut-être dans la presse officielle qu’on reçoit sans trop la lire. Les journaux sont remplis d’écrits sur les théâtres. À chaque journal est attaché un écrivain chargé de faire tous les jours un article sur les nouvelles théâtrales : engagements de nouveaux artistes, projets de pièces nouvelles, toilettes des comédiennes, reprises, etc., etc.

En outre, un écrivain spécial fait la critique de la représentation des pièces nouvelles. Aussi, il faut qu’une crise ministérielle éclate pour que l’attention des esprits se tourne du côté des questions sociales ; en temps ordinaire, les discussions sur les arts et sur la littérature tiennent le haut du pavé, et les gens qui ont fait de la politique leur carrière sont quelquefois forcés, pour se donner de la notoriété, de diriger leurs idées de ce côté. Aussi, un bon truc pour un ministre dont le nom reste dans l’ombre, est de rendre une décision à propos de théâtre, et de suite, il est le sujet de toutes les conversations et les journaux en parlent pendant huit jours. Le moyen est plus sûr que celui employé par feu Alcibiade.

D’après ce que je viens de dire, on peut se faire une idée de l’émotion, de l’intérêt et des potins — comme on dit ici — qu’occasionne une pièce nouvelle. L’insuccès d’une pièce peut être la ruine d’un directeur de théâtre, car c’est pour lui l’occasion de dépenses considérables ; on a calculé que la mise en scène pouvait s’élever à la somme de soixante mille dollars et plus ; il faut se procurer l’ameublement et les costumes du temps, et on charge les artistes les plus en renom de faire les décors. Mais d’un autre côté, si la pièce réussit, c’est un coup d’argent pour l’auteur et le directeur. Le Maître de forges a rapporté jusqu’à présent à son auteur, M. Ohnet, la somme de quatre-vingt mille dollars.

J’ai eu la bonne fortune d’assister à la première de la Souris, pièce nouvelle de M. Pailleron, jouée à la Comédie-Française. C’est l’événement théâtral de la saison. J’ai éprouvé beaucoup de difficultés pour retenir un siège : on comprend que ça doit être toute une bataille pour arriver à ce but. D’abord, on parle longtemps d’avance de la pièce elle-même, puis la date de la première représentation est fixée, les bureaux pour la location des places s’ouvrent, et il faut faire queue, suivant l’expression parisienne, à ces bureaux.

Enfin, le jour de la première représentation arrivé, nouvelle bataille pour l’obtention des sièges qui ne se louent pas d’avance. Il est très curieux de se rendre dans l’après-midi du grand jour sur la place du théâtre et d’y voir la foule déjà attroupée, attendant l’ouverture des portes ; on y prend là souvent son souper sur le pouce. Parmi tout ce monde, au premier rang, se trouvent toujours des individus dont le but est de vendre aux retardataires et à un prix exagéré, les places auxquelles leur longue attente leur a donné droit. À la première de la Souris, on a ainsi vendu des sièges de vingt sous, quatre dollars et plus.

Le tableau était fort joli à cette première ; les toilettes gaies des femmes, l’éclat de leur beauté, le scintillement de leurs diamants, le papillotage de leurs éventails, contrastaient et se détachaient avec un chatoiement lumineux sur le fond de velours sombre des loges et les habits noirs des hommes. Toutes les célébrités de la politique, de la littérature, des arts et de la finance, du grand et du demi-monde, se trouvaient réunies là. Entr’autres figures marquantes, j’ai noté MM. Clémenceau et Jules Ferry, que l’on connaît de réputation ; la princesse Mathilde, dont le salon est très connu ici ; M. Francisque Sarcey, le grand pontife de la critique dramatique, et quelques autres dont les noms m’échappent.

Une merveille que cette représentation de la Souris ! Que de scènes d’une touche délicate enlevées de main de maître ! que de passages d’une ciselure fine et brillante ! Comme la poésie s’y épanouit avec une grâce légère et jeune ! Comme l’esprit jeté à profusion nous y repose des analyses et des mouvements de la passion ! Aussi, elle a été bien goûtée du public si j’en juge par les fragments de conversation entendus par hasard pendant les entr’actes au foyer du théâtre.

Ici, durant les entr’actes, une grande partie du public sort de la salle ; les uns vont dans les loges rendre visite à des connaissances ; les journalistes se rendent au café voisin et y griffonnent une partie de leur chronique théâtrale qui doit paraître dans le journal du lendemain. matin ; le plus grand nombre se rend au foyer du théâtre, vaste salle réservée au public, et là, en prenant un sorbet, on se communique ses impressions. Le foyer de la Comédie-Française mérite une mention en passant ; il y a là la fameuse statue de Voltaire par Houdon ; la cheminée y est très curieuse, on y voit des bas-reliefs de Lequesne ; les acteurs de la Comédie-Française couronnant le buste de Molière ; les fresques du plafond : la Vérité éclairant le monde, par Dubuffe, fils, sont admirables ; le fini des contours, la fraîcheur des coloris sont d’un charme exquis.

La Comédie-Française et l’Odéon ont surtout pour but de représenter les œuvres classiques du 17e et du 18e siècle. Il est assez difficile de bien goûter ces ouvrages ; il faut pour cela se pénétrer de l’esprit et des mœurs du temps, de l’état et de la tendance de la littérature d’alors ; enfin, il faut les remettre dans leurs cadres. Il en est ainsi de la peinture et cela exige beaucoup de culture et d’étude pour apprécier par exemple les chefs-d’œuvre de Michel-Ange et de Raphaël ; c’est une langue morte qu’il faut apprendre et connaître pour la comprendre. Aussi, on trouve toujours l’intérêt dramatique plus grand dans une pièce contemporaine ; ce sont nos mœurs et nos intérêts qui sont en jeu ; nos passions et nos goûts qu’on analyse. L’acteur lui-même n’est pas étranger à cette impression ; il m’a semblé plus vrai, plus passionné dans le drame contemporain que dans la tragédie de Racine et de Corneille. Mais il faut dire que l’œuvre contemporaine ne cause pas ce plaisir particulier qu’éprouvent l’érudit et le lettré à la représentation d’œuvres classiques.

Pour faciliter à l’esprit le travail qu’il est obligé de faire afin de bien apprécier le théâtre du 17e et du 18e siècle, on a l’habitude, du moins à l’Odéon, de préparer les auditeurs par une conférence, faite au théâtre même, avant la représentation, lorsqu’on joue Racine, Corneille ou Molière. J’ai entendu moi-même M. Francisque Sarcey faire une de ces conférences. Celui qui a lu Sarcey l’a entendu parler. C’est la même bonhomie un peu railleuse, la même familiarité, et ici la familiarité du geste accentue le laisser-aller de la phrase. C’est un causeur, mais le causeur le plus vif, le plus spirituel et le plus amusant. En l’entendant parler on oublie l’homme qui est fort laid.

Une des pièces classiques que j’ai le plus goûtée à la Comédie-Française, ç’a été une comédie de Marivaux, Le jeu de l’Amour et du Hasard. Cette langue précieuse et recherchée qui côtoie toujours le mauvais goût sans jamais y tomber, la variété des costumes, l’exactitude de l’ameublement et des décors, et surtout et avant tout le jeu des acteurs si vrai et si juste, ont fait revivre devant moi pour un moment toute cette société du 18e siècle, gaie, frivole, sceptique, où on devenait célèbre pour avoir bien tourné un madrigal galant, où l’on faisait sa fortune en portant avec élégance le justaucorps de velours vert-pomme et les bas de soie, où la jeune femme s’attendrissait en lisant la Nouvelle Héloïse, monde brillant qui ne vivait que par le plaisir, dont les dernières fêtes devaient brusquement s’éclairer aux lueurs d’un si grand incendie social.

Il faut avoir vu jouer Got, Coquelin, Worms, mesdames Baretta, Samary, Reichemberg Bartet ; c’est la vérité même ; cela fait illusion ; on oublie qu’on est en face de comédiens et que ce ne sont pas des scènes de la vie réelle dont on est témoin.

J’ai parcouru rapidement les autres théâtres de Paris, ce qu’on appelle les petits théâtres et les cafés-concerts. Là, la gaieté, le sans-gêne français se donnent libre cours, surtout au théâtre de Cluny, situé en plein quartier Latin, et rendez-vous des étudiants. On y rit si franchement, si cordialement, avec tant de bonne humeur, que l’acteur est souvent forcé de s’interrompre et d’attendre que le calme soit rétabli pour reprendre son rôle. Les scènes les plus amusantes se passent aux cafés-concerts fréquentés par les ouvriers en blouse bleue et les gens du menu peuple qui vont là fumer et prendre un bock. La salle tout entière entonne le refrain du chanteur, et souvent ce dernier se retire, mais on continue quand même le refrain au bruit du choc des verres, des applaudissements, des rappels et de toute cette expansion de vie du dehors, si différente de notre réserve britannique.

Fantasio.

(L’Électeur)