Lettres et opuscules/09

La bibliothèque libre.
Texte établi par Ludovic Brunet auteur de la Préface, Dussaut & Proulx Imp. (p. 43-48).

VOYAGE AU PETIT CAP

(L’Abeille, 11 nov. 1880.)



N ous avions résolu d’aller à St-Joachim pour assister à la fête qui devait se célébrer à l’occasion du centième anniversaire de l’érection de la chapelle du Petit Cap. L’expédition se composait de trois membres. Le quadrupède qui nous conduisait mérite une légère esquisse. Il possédait des qualités remarquables, si remarquables que des gens superficiels auraient été tentés de les trouver trop remarquables. Entre autres qualités, il faut nommer la modération. Elle brillait surtout dans son trot, excessivement modéré.

Quand, pour stimuler cette allure fort honorable en elle-même, mais que nous trouvions, par une légèreté naturelle aux jeunes gens, un peu exagérée, nous voulions tirer les rênes, il secouait gravement les oreilles pour annoncer qu’il avait sur l’accélération des idées particulières, et qu’il était peiné de voir régner le désaccord entre gens faits pour se comprendre. Son intelligence surpassait encore sa modération. Sa perspicacité était telle qu’il devinait longtemps d’avance l’ordre que nous aurions pu lui donner de s’arrêter ; il y obéissait brusquement, puis restait sourd aux discours les plus éloquents tendant à lui persuader d’avancer preuve évidente de la fermeté inébranlable de son caractère.

Le développement intellectuel de l’animal en question nous obligea à dîner à Ste-Anne, quoique, lors de notre départ, le matin ne profilait à l’horizon qu’une étroite bande d’un rouge vif et écartait à peine ces légers voiles gris, découvrant les campagnes d’ailleurs fort riantes. Le repas fut frugal, mais la nourriture intellectuelle abondante, car la chambre où nous prîmes nos agapes était ornée d’une gravure d’une valeur artistique incontestable qui représentait un Bon Samaritain jaune, monté sur un âne vert ; chose rare qu’un âne vert, dans la nature, mais en revanche assez commune dans les arts, paraît-il.

À propos de dîner, j’ai remarqué que notre cuisinière de Saint-Joachim s’attachait trop rigoureusement aux préceptes de l’art. Ainsi elle poussait jusqu’à l’exagération ce principe : la vérité dans l’unité constitue le beau. Donnons comme exemple le dialogue qui s’engagea lors de notre arrivée. — Que faites-vous pour souper ? — une omelette au lard — Pour déjeuner demain ? — du lard avec une omelette. — Mais alors pour dîner ? — Une omelette avec du lard.

Nous trouvâmes le Petit Cap dans un grand brouhaha. On se préparait pour l’illumination et le feu d’artifice. Les uns transportaient des lanternes de diverses couleurs, d’un air affairé ; d’autres dressaient contre les murs, avec un grand déploiement de zèle, de longues échelles oscillantes. À peine avait-on le temps de nous serrer la main. Ceux qui étaient montés sur les échelles se contentaient de nous faire un signe de tête, la hauteur de leur position leur défendant de se livrer à de plus grandes familiarités ; cela n’empêcha pas qu’on nous reçut avec la cordialité la plus grande.

Nous fûmes quelque peu désappointés en apprenant qu’une comédie en trois actes, intitulée Les deux cousins, qui devait être jouée le soir même, l’avait été la veille ; cette pièce avait eu, dit-on, salle comble et grand succès. Voici les noms de ceux qui chaussèrent le brodequin à cette occasion : MM. A. Fortin, E. Tardivel, A. Angers, H. Defoy, E. Plamondon, L. Brunet.

Après le souper, les lanternes chinoises commencèrent à errer à travers les arbres, piquant les massifs sombres de points rouges ou bleus, faisant jouer sur la terre des groupes d’ombres semblables à de grand diables qui, troublés dans leur repos, auraient passé leur mauvaise humeur à faire mille contorsions bizarres pour finir par se blottir soudain dans les ténèbres ; puis les lanternes se réunirent, s’enroulèrent en banderoles lumineuses autour des niches. et des arbres, escaladèrent le château et la petite chapelle pour en dessiner les contours en traits flamboyants, jetant partout des flots de lumière, égayant tous les recoins. C’était l’illumination. Il y eut alors procession, puis le feu d’artifice suivit. Les chandelles romaines commencèrent à tracer dans les ténèbres leurs courbes éclatantes et à se briser en une poussière de petites étoiles. Comment peindre encore l’éclat éblouissant du feu de Bengale qui brusquement faisait sortir des ténèbres les groupes animés des spectateurs, illuminait de couleurs vives leurs visages où se peignaient la gaieté et l’admiration, profilait sur un fond éclatant la masse des bâtiments et les silhouettes des arbres grêles et noirs, puis replongeait le tout dans l’obscurité. En somme, succès complet pour le feu d’artifice, l’œuvre de M. l’abbé O’Leary. Et les ballons ! N’allons pas, en les oubliant, commettre une grande inconvenance envers des personnages qui nécessairement occupent une position si élevée dans la société. D’abord deux ballons fort jolis, de grandeur moyenne, parurent. Après avoir montré assez bonne volonté, ils ne voulurent pas s’élever : excès d’humilité. À chaque pluie de quolibets, ils branlaient leurs grosses têtes d’un air tapageur en signe de négation énergique. Malgré notre respect pour leur position sociale nous ne pouvons que blâmer cette conduite des ballons, fruit d’une mauvaise volonté évidente. Mais un troisième ballon, d’une grosseur phénoménale, donna une réparation éclatante. À peine eut-il avalé un peu d’air chaud qu’il se mit à balancer son énorme ventre illuminé, comme un bon bourgeois qui, après un copieux repas, se dandine d’un air réjoui ; il partit majestueusement pour le pays des étoiles.

La fête se termina par des danses qui furent délicieusement interrompues par l’apparition de plateaux, couverts de bols de café fumant et de croquignoles tendres comme rosée. Ces derniers, loin de suivre l’exemple des ballons, ne firent aucune difficulté pour partir et disparurent avec un empressement digne des plus grands éloges.