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Lettres et opuscules/14

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Texte établi par Ludovic Brunet auteur de la Préface, Dussaut & Proulx Imp. (p. 91-98).

CHRONIQUE

J’étais assis dans mon fauteuil directorial. Vous savez que je suis un des directeurs de l’Union Libérale ? À quelle position n’arrive-t-on pas avec de l’énergie et du travail.

J’étais donc assis et je pensais à ce dont je pourrais bien vous parler. Plus je réfléchissais, plus les idées se faisaient rares. Des éclats de voix s’élevaient jusqu’à moi des étages inférieurs et troublaient ma quiétude. Vous ignorez, sans doute, que j’ai mon bureau au Kent House.

Au printemps, une nuée d’avocats, le monocle à l’œil, s’est abattue sur cette antique demeure et l’a remplie de paperasses, de grimoires et de vieux bouquins.

Je ne sais ce que pense cette vieille maison de cet envahissement. Ce ne sont plus que discussions bruyantes, accompagnées de grands gestes d’orateurs ; nuages de fumées qui s’échappent des pipes et des cigares ; va-et-vient affairé ; descentes tapageuses dans les escaliers naguère silencieux.

Elle doit se rappeler, avec amertume, le temps où, dans ses chambres brillamment éclairées, elle n’entendait que le bruissement de la soie, le froissement des éventails qu’on agite, et le murmure discret et assoupi des conservations de salon.

Les controverses sur la politique et le code municipal ont remplacé les intrigues d’amour. La noblesse d’épée a fait place à la noblesse de robe.

Comme définitivement les idées ne venaient pas, je suis allé faire une promenade sur la rue. C’était le matin, et il faisait un temps d’été.

Il me semble que ceux qui règlent les saisons se sont troublés cette année, car l’été nous est arrivé sans crier gare.

Les joueurs d’orgue de barbarie semblaient interloqués d’un changement si brusque de température et remplissaient la rue d’un vacarme assourdissant ; leurs compagnes, curieuses à voir avec leurs grands yeux noirs, brillant d’un éclat fiévreux, et leurs joues brunes, qu’encadre un mouchoir aux nuances éclatantes, agitaient leurs tambours de basques avec un entrain inusité. Tout ce monde comprenait qu’il n’avait pas de temps à perdre.

Les jeunes filles n’avaient pas eu le temps de remplacer les sombres vêtements d’hiver par les toilettes de printemps si gaies et si fraîches de couleurs que les façades noircies et ridées des vieilles maisons semblent s’animer quand, chaque année, elles les voient reparaître.

Je pensais, en voyant défiler la foule, aux transformations qui se sont opérées, dans notre société québecquoise, depuis soixante ans. L’élément anglais dominait alors ; notre société, maintenant essentiellement française, est empreinte de plus de délicatesse. On comprend que je parle d’après mes lectures et les conversations de ceux qui vivaient alors.

M. de Gaspé, faisant le portrait de Melle de Lanaudière, raconte cette anecdote qui peint la politesse anglo-saxonne qui florissait de son temps :

«  C’était le printemps, et un jour d’office à la cathédrale : les rues, alors non pavées, étaient dans un état affreux et un groupe d’officiers s’était emparé du haut du parapet de la rue de la Fabrique, afin d’obliger les passants de patauger dans l’eau et dans la boue. Les femmes en avaient pris leur parti et louvoyaient au beau milieu de la rue, assaillies des brocards sans fins de ces galants messieurs. Mademoiselle de Lanaudière, alors fort jeune, arrive au groupe avec trois ou quatre de ses amies qui veulent rebrousser chemin en voyant que la phalange hostile serre les rangs comme à Fontenoy ; alors, sans se déconcerter, elle s’avance seule et leur dit de l’air superbe d’une impératrice : « S’il est un gentleman parmi vous qu’il fasse livrer passage aux dames. » Ce reproche eut l’effet désiré et la voie fut aussi tôt libre. La jeune fille canadienne avait rompu la colonne anglaise.

L’esprit anglais a laissé sa marque.

Il n’y a pas longtemps encore qu’il était de bon ton de parler anglais dans notre monde élégant.

Ce n’est pas complètement disparu. Vous rencontrez encore des jeunes gens dans notre société qui ont cette manie inoffensive.

Il est vrai que ce ne sont pas les plus distingués et les plus instruits.

Je suis allé à l’ouverture des Chambres.

Les détachements de cavalerie qui se sont rendus au Parlement avec un grand cliquetis de sabre et d’éperons avaient l’air triste sous un ciel chagrin et pluvieux.

Je ne vois pas l’utilité de tout ce déploiement de galons, de chapeaux à trois cornes, de saluts empesés et de panaches. L’idée du décorum et du cérémonial n’est pas une idée moderne.

Pourquoi aussi fait-on ces sessions pendant l’été. C’est bien plus joyeux et animé en hiver.

Beaucoup de jolies femmes et de jolies toilettes sur le parquet de la Chambre. Ces solennités officielles, qui sont d’un majestueux ennui, ont un avantage ; elles donnent plus de grâce et d’éclat à la beauté des femmes, l’ennui met dans leurs yeux une langueur charmante et donne à leurs poses un abandon séduisant.

Le discours du trône m’a porté un coup terrible.

Nous avons un diable de gouvernement qui veut tout réformer, jusqu’à la procédure. J’aimais tant l’antique manière dont usaient nos pères. Quelle délicieuse chose c’était de pratiquer le droit sous l’ancien régime. On n’avait qu’à faire signifier un papier timbré à son adversaire et on avait tout le temps, avant qu’il lui fut permis de répondre, d’aller faire un joli voyage aux bains de mer ou autres en droits fashionables.

Pour moi, je ne vois pas la nécessité de légiférer sur la procédure qui règle les rapports de locataire et locateurs entre autres.

J’ai le plus aimable et le plus extraordinaire des propriétaires. Je suis même obligé de le protester pour l’empêcher de faire des réparations.

L’ancien gouvernement parlait quelquefois de réformes mais au moins il ne mettait jamais ses menaces à exécution.

Toute la presse annonce que M. Chapais va se présenter à Nicolet. Selon moi, il aurait tort. Il n’est pas taillé pour les luttes politiques. Il cultive trop les arts et les lettres. Je ne veux pas qu’un homme politique soit dépourvu de toute culture littéraire, mais il ne doit pas être du métier. Les lettrés ne sont pas des hommes pratiques. M. Chapais parle agréablement mais son éloquence est trop bichonnée et pomponnée pour plaire à la foule ; elle n’annonce pas l’homme énergique, l’homme d’affaire. Pourquoi ne reste-t-il pas au Courrier. Il s’y amuse s’il n’amuse pas les autres. Il est là comme retiré du monde, loin du bruit de la rue et des affaires. Il pourrait trouver une retraite plus profonde au Journal de Québec, il est vrai.

Le lecteur ignore probablement l’existence de ce journal. C’est une feuille quotidienne publiée à Québec et dont les rédacteurs sont inconnus.

M. Chapais a un exemple devant les yeux qui devrait le faire réfléchir. M. Taillon, c’est de lui que je parle, aimait aussi les arts. Il raffolait du chant et de la musique. Cela ne lui a servi qu’à entonner un hymne funèbre à son propre enterrement politique.