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Lettres et opuscules/15

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Texte établi par Ludovic Brunet auteur de la Préface, Dussaut & Proulx Imp. (p. 99-107).

CHRONIQUE

Bientôt il sera fashionable de partir pour les places d’eau. Les plages de la Malbaie et de Kamouraska vont se peupler d’ombrelles roses et d’habits excentriques. Ceux que les circonstances empêchent de quitter Québec et qui tiennent à leur réputation vont se montrer le
moins possible pour faire croire qu’ils sont partis.

La ville a pris l’aspect ennuyeux qu’elle va garder tout l’été ; elle est toute blanche sous une poussière impalpable qui vous guette au coin de la rue, fond sur vous impétueusement, poudre vos cheveux, blanchit vos habits, rougit vos yeux, puis, toute contente comme si elle venait de faire une bonne plaisanterie, s’élève en colonnes tourbillonnantes et exécute autour de vous une ronde narquoise.

Les trois ou quatre ours, qui nous rendent visite en été, sont arrivés avec leur cornac et balancent lourdement leurs masses informes et confuses dans une danse grotesque.

On commence à voir les Américains perchés sur nos calèches que traînent des chevaux étiques ; ils viennent faire ce qu’ils ont fait l’année dernière : voir si la chute Montmorency existe encore, constater combien il reste de pierres de l’ancienne résidence de l’intendant Bigot, et examiner l’endroit où est mort le brave général Montgomery.

De plus, les jeunes Américaines esquissent quelques croquis toujours les mêmes.

Tout cela se fait sans rire, avec la plus grande gravité.

Tous ces gens là prétendent s’amuser ; on se demande avec effroi ce qu’ils font quand ils s’ennuient.

Savez-vous bien que j’aime encore mieux la ville que la campagne en été. La campagne est agréable pour un jour ou deux ; plus longtemps, elle est pour moi royalement ennuyeuse, le soir surtout. L’immobilité des champs et le silence, ce silence morne, étouffant, presque funèbre, que rend sensible et comme palpable le bruit de la chute d’une grenouille dans le ruisseau voisin, ou encore le murmure lointain d’une rivière qu’on ne voit pas, me remplissent l’âme de tristesse.

Vous allez me répondre : « Les champs offrent aux yeux des tableaux ravissants ; rien n’est plus beau que le soleil qui se lève au loin incendiant la forêt des reflets de l’aurore ; on respire à la campagne un air pur et vivifiant. »

Mais je vous ferai observer que le soleil ne se lève qu’une fois par vingt-quatre heures, et qu’on ne peut s’occuper que de respirer l’air pur. Il faut parler, agir, communiquer ses idées. Si vous restez au village, c’est très-bien. Seulement ce village est cancanier en diable ; tous vos actes, toutes vos paroles sont observées et commentées ; c’est assommant. Si, pour éviter cet inconvénient, vous allez demeurer à une lieue du village, vous n’avez personne avec qui vous pouvez sympathiser. Nos paysans sont souvent intelligents, mais ne parlent que de ce qu’ils connaissent : culture et engrais. Cela vous ennuie, vous qui distinguez difficilement un champ d’avoine d’un champ de blé.

Voulez-vous causer d’une manière passable en fumant votre pipe, vous n’avez qu’une ressource. Vous faire rompre les os, une heure durant, dans un affreux et dur cabriolet, afin de rendre visite au notaire du village.

Il est vrai qu’à nos places d’eau, on est plus à notre aise. Parmi les endroits de ce genre, la Malbaie est le plus joli. Je ne suis pas de l’avis de M. J. M. Lemoine, l’écrivain le plus extraordinaire du Dominion, qui n’a vu à la Malbaie que « précipices sur précipices, gorges impénétrables, pics qui se perdent dans la nue où grimpe l’ours noir en quête de bluets. »

Ce sont les ours que je plains le plus dans cette affaire. Après avoir grimpé si haut pour manger des bluets, se voir livrer en pâture au génie descriptif de M. J. M. Lemoine, ce n’est pas ce qui s’appelle avoir de la chance.

La Malbaie est en réalité, un pays très accidenté ; l’œil est continuellement amusé par la diversité des tableaux. Ce ne sont qu’élévations coupées presqu’à pic, ravins profonds, au fond desquels, une eau froide bouillonne sous une végétation drue et verte.

Comme il y a beaucoup de côtes, les calèches y sont à la mode. Lorsqu’on les aperçoit de loin, sur le sommet d’une colline, dans la route de sable jaune, elles ressemblent à de gros oiseaux obèses, trop lourds pour voler, et se dan dinant sur leurs longues pattes avec un air de satisfaction comique.

Quand j’aurai un million de revenu, (ce qui ne manquera pas d’arriver vers le premier de juillet si le journal continue à avoir de la vogue) j’irai visiter nos places d’eau, et je tiendrai mes lecteurs au courant des événements mondains.

Ceux qui lisent la Justice savent qu’un de ses correspondants nous a dit récemment des injures, et cela dans un style qui ferait hurler le chien barbet le plus paisible. Un autre correspondant du même journal conseille à mon ami Crispin de lire la pièce de vers composée par M. l’abbé A. Gingras sur les beautés de la Terrasse Frontenac. Moi naïf et sans méfiance j’ai suivi l’avis donné à mon ami Crispin. Le correspondant ne pouvait me jouer un plus vilain tour.

La Justice pousse un peu loin l’esprit de représailles.

À l’âge de seize ans, quand mon cœur battait chaque fois qu’un regard de femme se posait sur moi, j’ai fait des vers.

J’avertis les gens de la Justice que s’ils continuent, je publierai ces œuvres de ma prime jeunesse.

Ce sera ma vengeance.

Je vais essayer de vous donner une idée de l’œuvre que l’on m’a fait lire.

M. Gingras commence d’abord par vous étourdir en faisant pleuvoir sur vous une pluie étincelante de Oh et de Ah. Il distribue surtout avec abondance les Oh. Il y en a partout, au commencement des vers, au milieu, à la fin ; ils partent comme des pétards dans les phrases principales, inondent les phrases incidentes, tantôt se suivant à la queue-leu-leu, tantôt se dispersant comme des tirailleurs.

Je t’aime, ô ma Terrasse, ô ma Terrasse unique.
Je t’aime ! et pour te peindre, Oh ! ma strophe est bien pâle !
Ô pays que j’adore, ô mon pays si beau :

C’est comme cela tout le temps.

Si, après, vous avez un reste de vie, il vous achève à coup de comparaisons.

Ici, Levis qui prend fièrement son essor,
Comme un gai satellite autour d’un soleil d’or.

Avez-vous déjà vu des satellites gais ? Non. C’est que vous n’êtes pas poète. Tous les poètes savent que les satellites sont de joyeux gaillards qui s’amusent entre eux, et rient jusqu’aux larmes.

Puis là-bas Charlesbourg, sur un terrain qui penche,
Semblant sortir du bois comme une perdrix blanche.

Un village qui ressemble à une perdrix qui sort du bois en secouant ses plumes, et en grattant la terre de ses pattes.

Si vous ne trouvez pas cette comparaison frappante, je désespère de vous.

Je m’arrête là.

Malheureusement l’abbé Gingras ne s’est pas arrêté là ; il a trouvé moyen de faire cent autres vers de cette force.

Un de mes amis, le plus abruti de mes amis, m’a communiqué les triolets suivants. Je les publie pour donner à la Justice un avant-goût de ce qui l’attend si elle nous attaque de nouveau.

TRIOLETS ABRUTISSANTS

Louis Fréchette, Faucher, Legendre,
Quel charmant triolet d’amis !
Ils s’aiment d’un amour bien tendre
Louis Fréchette, Faucher, Legendre.
Heureux qui pourra les reprendre !
Les critiquer n’est pas permis.
Louis Fréchette, Faucher, Legendre,
Quel charmant triolet d’amis !

Legendre, Fréchette, Faucher
Sont, je le dis, trois bons apôtres.
Oh ! n’allez jamais les toucher,
Legendre, Fréchette, Faucher,
Ils pourraient certe se fâcher :
Qui touche à l’un touche aux deux autres.
Legendre, Fréchette, Faucher
Sont, je le dis, trois bons apôtres.
 
Faucher, Legendre, Louis Fréchette
Doivent goûter bien du plaisir !
Ils font la trinité parfaite,
Faucher, Legendre, Louis Fréchette.
Leur littérature étant faite,
Ah ! bah ! toute autre peut moisir……
Faucher, Legendre, Louis Fréchette
Doivent goûter bien du plaisir !

Après avoir écrit ces vers, mon ami s’est mis au lit, et on désespère pour ses jours. S’il en meurt, on rira bien.