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Lettres et opuscules/22

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Texte établi par Ludovic Brunet auteur de la Préface, Dussaut & Proulx Imp. (p. 153-158).

L’ANNÉE 1889


L’ année 1888 vient de trébucher sur le seuil de l’Éternité et l’année nouvelle apparaît en se frottant les yeux. Saluons la nouvelle venue et jetons quelques fleurs sur la tombe de la morte.

L’année 1888 a été signalée par de grands événements, entre autres la chute de M. Grévy et l’apparition de L’Union Libérale.

Plaisanterie à part, L’Union Libérale a atteint partiellement, il est vrai, les fins pour lesquelles elle a été fondée.

Elle devait refléter les idées et les tendances de notre génération et continuer les traditions du parti libéral.

Elle a été fidèle à ce programme.

Nous avons voulu aussi mettre une certaine mesure dans l’appréciation des faits et des hommes, donner à nos lecteurs le sentiment des nuances, faire enfin du journalisme sérieux.

Il règne dans la presse une exagération de langage réellement plaisante.

Un prédicateur fait un sermon, c’est un chef-d’œuvre d’éloquence ; les médecins ou les avocats vont en Europe et reviennent transformés en abîmes de science ; on se contente de dire que les notaires sont tous des jurisconsultes éminents ; nos écrivains sont de profonds penseurs, leurs écrits sont dévorés par les gourmets ; il pleut des hommes de talent : il faut dire qu’ils sont aussi ennuyeux que la pluie ; les criminels même sont extraordinaires, ce sont des monstres à face humaine, des êtres qui n’ont rien d’humain.

L’étranger, nouvellement arrivé dans notre ville, qui prendrait au sérieux ces hyperboles, croirait qu’il ne peut faire un pas dans la rue sans se trouver nez à nez avec un génie transcendant, et craindrait à tout moment de tomber dans quelque puits d’érudition ou là il serait dévoré par quelque monstre antédiluvien.

Dans une certaine mesure nous avons réagi contre ces tendances.

Nous avons voulu tenir le public au courant du mouvement littéraire en Europe, et éveiller chez nous le goût des lettres et des arts.

Sans doute sur ce point il reste beaucoup à faire.

Dois-je parler de l’œuvre des chroniqueurs ?

Songez à la guerre que nous avons faite aux poteaux de télégraphe : ces derniers, d’après la statistique, se multipliaient plus rapidement que notre population, et cela malgré notre fécondité proverbiale !

Songez avec quel courage nous avons combattu l’envahissement des pianistes, des flûtistes, des cornettistes et autres joueurs d’instruments infernaux !

Ma modestie légendaire s’oppose à ce que je parle plus longuement des chroniques et des chroniqueurs.

Nous avons joui d’une température délicieuse durant les derniers jours de l’année.

Au lieu d’un soleil blafard et frileux, l’horizon était tout empourpré, et des rayons d’un rose vif glissaient sur les toits de neige.

Ce n’était pas encore cependant le gai soleil de France se jouant dans les feuillages des jardins aux pâleurs automnales ; nous étions surtout loin de l’animation de Paris, lors des dernières fêtes de l’année.

La vue de Paris dans le temps de Noël et du jour de l’An est un vrai plaisir pour les yeux.

On élève pour la circonstance sur les boulevards, des baraques en bois que louent des petits industriels, marchands de jouets et de confiserie pour la plupart. Ces nouvelles constructions ne gênent nullement la circulation sur les trottoirs très larges, déjà en partie occupés par les kiosques des journaux et les petites tables de marbre devant les façades étincelantes des Cafés.

Les devantures des boutiques jettent des flots de lumière sur la foule compacte qui circule, et sur une mer mouvante de fiacres avec leurs cochers coiffés de chapeaux de forme grise.

Le bruit sourd, incessant, causé par le piaffement des chevaux sur l’asphalte est dominé par les cris des marchands de journaux et les hâbleries des camelots.

Les camelots sont de pauvres diables qui portent sur eux leurs marchandises et cherchent à attirer votre attention.

« Ah ! Quel malheur, monsieur ! » crie le camelot près de vous.

Vous vous retournez effrayé.

« D’avoir un gendre. » Quel malheur d’avoir un gendre ! la nouvelle chanson, deux sous.

— Achetez le portrait de la personne que vous aimez le mieux ! crie l’autre.

Vous achetez : c’est le portrait du Président de la République.

Tout à coup, une querelle s’élève entre deux camelots, la foule se rassemble. Brusquement l’altercation finit, et les deux camelots se mettent à offrir leur marchandise aux personnes présentes. La querelle était un truc pour attirer l’attention.

Mais je m’attarde ; il faut faire les souhaits du nouvel an.

Que la nouvelle année donne à nos lectrices la grâce et la beauté, et sème à leurs pieds les roses et les lis qu’elles portent déjà sur leurs joues ! Que les membres du Parlement passent à l’avenir plus de bonnes mesures et déclament de moins longs discours ! Je souhaite à tous les lecteurs de L’Union de continuer à lire notre journal toute leur vie : ce qui leur donnera le bonheur en ce monde et les aidera à mériter la félicité éternelle. Amen.