Aller au contenu

Lettres et opuscules/21

La bibliothèque libre.
Texte établi par Ludovic Brunet auteur de la Préface, Dussaut & Proulx Imp. (p. 146-152).

CHRONIQUE


L’ hiver, le joyeux hiver nous arrive, faisant sonner ses grelots. Moi, j’ai l’hiver en horreur. Le froid est pour moi une souffrance ; et puis, que la nature est triste durant cette saison ! Y a-t-il quelque chose de plus désolé que cette plaine morte, immense et blanche, où s’élèvent quelques squelettes d’arbres dépouillés.

Les femmes aiment généralement l’hiver. Pour une raison probablement frivole. Je ne suis pas éloigné de croire que c’est parce que le froid met des roses sur les joues. Songez donc, lectrices, que si votre teint a plus d’éclat, d’un autre côté, les habits d’hiver sont disgracieux.

Il n’y a rien de plus joli que les vêtements d’été qui accusent les formes et font chatoyer des couleurs légères, gaies et claires.

Les hommes n’ont plus rien d’humain. Couverts de fourrures, les pieds dans des chaussures extravagantes, les mains dans des mitaines velues, l’homme a l’air d’un animal que les savants ont oublié de classer. Voyez cette forme confuse, hérissée de poils d’ours qui se tient immobile au coin de la rue : vous vous apercevez que c’est un cocher seulement lorsque les mots : « Carriole, monsieur ! » s’échappent des profondeurs de la fourrure.

Croyez-vous que le goût du beau peut se développer en nous quand nous avons de pareils spectacles sous les yeux ? Pensez-vous que les sculpteurs grecs auraient eu l’idée de donner au marbre les formes harmonieuses du corps humain, s’ils avaient vécu sous un climat comme le nôtre ? Les arts ne naissent que dans le pays où le soleil sourit à une terre en fleur, et voilà pourquoi nous serons toujours de lourds cerveaux, des gens dogmatiques et assommants.

Mais il y a des amusements en hiver ! L’Électeur nous apprend en style épique qu’une armée de musiciens va s’abattre sur notre ville, devant remplir l’air d’une nuée de doubles croches, et assourdir nos oreilles des glapissements du cornet, des gémissements du piano, des quintes asthmatiques des basses, des roucoulements de la petite flûte, des sifflements du violon et des grondements du trombone.

Cette idée me transporte d’enthousiasme.

Hourra ! hourra ! pavoisez vos maisons, car le cornettiste virtuose dont le talent prodigieux a été célébré par tous les écrivains des deux mondes, J. Lévy, (les expressions en italiques sont empruntées de L’Électeur) nous arrive !

Hourra ! hourra ! bousculez-vous aux portes du magasin de M. Lavigne pour prendre vos billets car voici Madame Stella Costa (une Italienne, je m’y attendais) qui fait rouler les notes musicales avec une telle virtuosité, qu’il semble qu’elle s’est cassé un ressort et qu’une fois partie, elle ne peut plus s’arrêter !

Hourra ! hourra ! faites place sous les lustres de l’Académie de Musique où cinq cents personnes baillent à une piastre par tête, faites place aux machinistes qui traînent sur la scène dans un flot de poussière, une boîte difforme et noire, un gigantesque piano à queue où le célèbre Rosenthal va avoir l’occasion de déployer toutes les ressources de son immense talent.

Trêve de plaisanteries. ; j’ai déjà élevé la voix à cette place contre la manie des concerts.

Que L’Électeur nous montre les dents, passe. Qu’il publie les lettres de M. Fréchette, j’y consens. Mais qu’il encourage ces gens-là à venir ici, c’est mon devoir de lui crier : holà ! Qu’il vienne me parler du génie d’un cornettiste, c’est mon devoir de le reprendre vertement.

Quand un homme a du génie il ne passe pas sa vie à souffler dans un instrument bizarrement contourné, au risque de se rompre les veines du cou.

J’espère que les gens respectables, sérieux et honnêtes, s’abstiendront d’aller au prochain grand concert.

Je vois par les journaux qu’en France et surtout aux États-Unis l’idée de changer l’état social de la femme fait des progrès. Les femmes prétendent que la société ne leur accorde pas assez de droits et de privilèges. Quelles surprises nous réserve l’avenir ! Comment pourrait-on rendre plus enviable la position des femmes dans le monde ! Franchement, lectrices, n’avez-vous pas toujours mené l’humanité par le bout du nez, si vous me permettez cette expression ? Je voudrais voir le ministre impérieux que tout le monde salue chapeau bas, je voudrais savoir s’il est bien arrogant quand il laisse l’habit officiel pour coiffer sa tête diplomatique d’un bonnet de coton. Les rôles ne sont-ils pas changés, et ne cède-t-il pas l’autorité à un pouvoir supérieur ? N’est-il pas démontré, admis, reconnu, que tout ce qui s’est fait dans le passé s’est fait pour vous et par vous ?

N’est-ce pas pour vous, qu’il s’est versé tant de sang, depuis que le monde est monde ? Pourquoi l’homme a-t-il travaillé ? Pourquoi a-t-il cherché la gloire et l’éclat ? — Seulement pour vous, pour vous seules et vous le savez bien.

Pourquoi Antoine a-t-il perdu la bataille d’Actium qui amena la chute de la République Romaine ? Parce que Cléopâtre était une des plus séduisantes beautés grecques de son temps.

Pourquoi l’Angleterre est-elle protestante ? Parceque Henri VIII aimait Anne de Boleyn.

Pourquoi la France fut-elle pendant si longtemps déchirée par les guerres de la Fronde ? Parceque Madame de Longueville mit sa beauté au service de son ambition.

Les yeux noirs de la Montespan et les jolis cheveux blonds de Louise de la Vallière n’étaient-ils pour rien dans cet amour de la gloire qui engagea Louis XIV dans des guerres désastreuses ?

Pourquoi suis-je moi-même à écrire cette chronique ? Pour vous, lectrices, pour vous seules, foi de chroniqueur. C’est ainsi que vous êtes encore la cause des plus grands événements.