Lettres et opuscules/24

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Texte établi par Ludovic Brunet auteur de la Préface, Dussaut & Proulx Imp. (p. 166-174).

CHRONIQUE


C e n’est pas sans étonnement que je vois L’Union Libérale parvenue à son cinquante et unième numéro.

J’ai déjà assisté à la naissance de quelques journaux.

J’étais chargé généralement du prospectus, et le prospectus tuait le journal.

Le dernier que je vis naître était le Soir. Il n’est paru qu’un numéro du Soir. Des difficultés financières l’étouffèrent dans son berceau, quoique, d’après le prospectus, nous annoncions sa vie assurée pour un an « grâce aux généreux sacrifices de quelques amis. » Quel journal ça devait être, mes chers amis ! Heureusement qu’il est mort à son aurore car il aurait créé une révolution dans le journalisme.

Quoique libéral en politique, le Soir devait être d’une noble indépendance. Des articles de polémique flamboieraient chaque jour dans la première page. Les chroniqueurs les plus spirituels, les plus étincelants, les plus fantaisistes étaient attachés à la rédaction. Les collaborateurs suivraient d’un œil infatigable le mouvement des sciences et des lettres en Europe et en Amérique. Le paysan, rentré à son foyer, pourrait y apprendre l’art de planter les choux. Le fait divers devait revêtir un style nouveau et éclatant. On ne lirait plus les vieux clichés : « Un attentat inouï vient de plonger la paisible paroisse de St-Ferréol dans la consternation, » ou encore : « Un accident, qui aurait pu avoir les suites les plus graves, nous montre le danger de l’usage imprudent des armes à feu. » Les dépêches télégraphiques elles-mêmes devaient subir des modifications importantes. Enfin tout serait bouleversé, renversé, changé, retourné complètement, de ma nière à jeter dans l’ombre tous les autres journaux.

On demandait des agents dans toutes les campagnes ; chaque abonné devait avoir droit à une magnifique prime.

Quand on pense que malgré tout ça, le Soir n’a vu le jour qu’une fois !

Ô illusion des entreprises humaines !

Le Soir était né des rêveries de quelques jeunes avocats qui font partie de L’Union Libérale aujourd’hui, et qui, comme tout débutant au barreau, ouvrirent alors leurs bureaux dans une de ces masures de la Basse-Ville, maison haute, sale, aux petites fenêtres blanches de poussière, aux corridors humides, aux escaliers tortueux et allant se perdre dans les ténèbres de la voûte. C’est là qu’au milieu de la fumée des pipes et du bruit de la discussion, en attendant une clientèle qui ne pouvait se décider à monter tant d’escaliers pour les trouver, ils avaient résolu de faire paraître le Soir, étant persuadés que les affaires publiques ne pourraient se passer plus longtemps de leur concours.

Voilà cinq ans de cela. Le paysage commence à s’effacer au loin, les détails se confondent et bientôt les grandes lignes ne seront plus distinctes.

Le carême est terminé et j’en suis bien content. Je le dis hautement quoiqu’en puisse penser M. Tardivel, le Cercle Catholique et le Grand Vicaire.

Si Louis Veuillot vivait encore, je parlerais avec la même franchise.

Le jour de Pâques est le jour le plus gai et le plus réjouissant de l’année. Le samedi saint semble avoir une part de cette gaieté. Il faisait un temps d’été, samedi.

Ces premiers sourires du printemps sont délicieux. L’air était tiède et le soleil étincelant, sous un ciel d’un bleu pâle.

Je suis allé flâner sur les marchés.

Il y avait partout un brouhaha qui faisait plaisir à voir les bouchers, en grands tabliers blancs, mettaient un entrain extraordinaire à couper avec des éclairs de haches luisantes les lourds quartiers de bœuf, et effilaient leurs longs couteaux avec une activité maligne et joyeuse.

Des fleurs partout, à profusion. C’est un effet grotesque de voir toutes ces victuailles saignantes émaillées de roses. Il faut dire que ce sont des roses qu’on rencontre rarement, excepté le jour de Pâques.

Il y en avait des noires, des vertes, d’autres étaient plus nuancées, d’une manière aussi artistique que peu naturelle.

C’est à St-Roch surtout qu’il faut se rendre pour voir le spectacle dans toute son animation.

Durant la semaine, on a pu voir défiler dans les rues de ce quartier toutes les victimes qui paient de leur vie les réjouissances de Pâques.

Les grands bœufs, marqués de roux, s’avancent majestueusement. Ni les cris, ni les claquements des fouets, ne peuvent troubler leur gravité solennelle. À chaque coin de rue, ils s’arrêtent et regardent lentement, semblant dire, en allongeant le cou dans un mugissement : « Quel drôle de pays ! Il n’y a seulement pas de clôtures de lignes. »

Les règlements municipaux sont lettre morte pour eux ; ils marchent aussi bien sur le trottoir que dans la rue.

Quelques*uns pénètrent, toujours avec la même solennité, dans les magasins, au grand effarement des commis.

Les moutons sont les plus intéressantes de ces victimes avec leurs yeux doux et inconscients, et les plus amusants sont les cochons, gras comme des gens en place. Sous les bourrelets de graisse pétillent leurs petits yeux farceurs. Ce sont des malins. Ils se doutent du sort qui les attend et font du tapage en conséquence.

Pâques n’a plus l’importance de jadis. J’imagine que nos grand’mères n’avaient pas les grâces frêles de nos jeunes filles. Nos aïeux avaient la poitrine plus large et les mâchoires solides. À Pâques, ce devait être des repas rabelaisiens après le long jeûne de quarante jours. Depuis qu’on a amoindri le carême, Pâques a perdu de sa splendeur.

Vous rappelez-vous ce pâle jeune homme qui, sous le masque de Viator, citait tant d’auteurs inconnus à propos d’une discussion sur Victor Hugo, et avait roulé de L’Électeur dans les colonnes du Quotidien ? Ce jeune homme a continué de dégringoler et vient de tomber dans les bureaux du Progrès du Saguenay, où, tout ahuri, il a pris la plume et s’est mis à discuter la question des Jésuites sous le nom aristocratique de B. de St-Arnaud, comme s’il n’avait jamais fait autre chose de sa vie.

Tout le monde apprendra avec satisfaction qu’il vient de tirer au clair cette question nuageuse.

Cela est étonnant quand on songe que l’article du Canadien lui est arrivé sur la tête comme un coup de foudre, d’après lui, et qu’en suite, il n’a pas perdu de temps et a reçu, toujours sur la tête, un autre coup de foudre de la part d’Argus de L’Union Libérale. Tout cela n’a servi qu’à prouver l’étonnante solidité de son cerveau.

Nous avons tous tort d’après lui : le Canadien qui dit le contraire de L’Étendard, et L’Étendard qui dit le contraire du Canadien ; L’Union Libérale qui critique la Vérité, aussi bien que la Vérité qui critique L’Union Libérale. Il avoue que M. Tarte a un style habilement delayé il croit probablement que M. Tarte écrit avec de la colle de poisson. Il dit que les articles de M. Chapais sont les échos de la Vérité, quoique influencés par Sir Hector : il prend M. Chapais pour un fabricant d’instruments à vent. Il termine par cette phrase :

« Je vous quitte et cours me cacher. »

S’il s’était caché avant d’écrire, on aurait été dans un beau pétrin.