Lettres et opuscules/25

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Texte établi par Ludovic Brunet auteur de la Préface, Dussaut & Proulx Imp. (p. 175-180).


CHRONIQUE


M onsieur vient de rentrer, un peu fatigué. Un souper copieux l’a remis et un vent tiède entrant par la fenêtre en même temps qu’un rayon du soleil couchant qui dore les jolies têtes brunes de ses filles, le rend dispos,
et il dit, pour dire quelque chose :

Irons-nous à la campagne, cette année ?

Il n’a pas prononcé ce mot fatal sérieusement. C’est plutôt pour goûter, par l’imagination, la campagne dans la lumière blanche du petit jour, alors que l’herbe, foulée par les troupeaux, dégage des parfums pénétrants, et que le silence profond des champs rend plus calme et plus heureux.

Il songe comme cela le reposerait du labeur quotidien dans la poussière d’usine, ou de l’ennuyeuse monotonie du bureau.

Il croit le mot sans conséquence et pourra toujours, pense-t-il, abandonner le projet, si c’est trop lourd pour son budget.

Les jeunes filles qui connaissent papa sur le bout du doigt, font les indifférentes, posent même quelques objections que papa, toujours naïf et sans méfiance, s’amuse à réfuter pour le plaisir de la conversation.

Puis on n’en parle plus devant l’imprudent père de famille.

Mais l’idée fait son chemin. On annonce cela aux amis et amies ; on fait quelques achats des menus objets nécessaires à la campagne, on ajoute quelques toilettes.

Monsieur va et vient durant ce temps sans s’apercevoir de rien ; la chose prend plus d’importance, et un beau jour on lui apprend tout, lorsqu’il n’y a plus moyen de reculer.

— Mais, s’écrie-t-il, c’était un simple projet, je n’y avais point songé sérieusement… Est-ce que nous avons les moyens ?

Le pauvre homme ! C’est alors qu’il est repoussé avec perte.

— Mais c’est toi-même qui l’a proposé, dit madame !

Les jeunes filles s’écrient qu’elles ont annoncé l’événement à tout le monde. Quelle humiliation pour elles, si on n’y va pas !

Les yeux deviennent humides. Les larmes chez les femmes, c’est comme la pluie du ciel, ça annonce la tempête.

— Et puis, ajoute madame, nous avons tout préparé. Rester à la ville coûterait aussi cher.

L’homme est battu sur toute la ligne, on ne discute plus que sur les détails. D’ailleurs, cela lui sourit un peu. Il va pouvoir se reposer, calmer ses nerfs, et il pourra recommencer les travaux de l’année plus joyeusement.

Mais ce qu’il voudrait, c’est un endroit près de la ville, une maison dans les arbres avec une rivière qui reflète un coin du ciel. Il pourra ainsi revenir chez lui tous les soirs.

Mais cela ne fait pas l’affaire des jeunes filles. Perdues dans cette campagne solitaire, à quoi vont servir les légères robes d’été aux nuances vives, la jolie ombrelle qui met des teintes sur la figure pâlie, et ces mille riens dont se compose la toilette de la femme, être futile, capricieux et ondoyant, illogique par essence, et inconséquent par nature, dont l’homme, personnage grave et raisonnable, raffole.

Les jeunes filles ne peuvent laisser de côté certains jeunes gens, dont au fond elles se soucient guère, mais qu’on ne veut pas abandonner à des amies intrigantes.

Cela ne fait pas non plus l’affaire du collégien, qu’un regard de femme fait rougir, et qui voudrait bien revoir la délicieuse blonde, entrevue durant les vacances dernières, et dont il n’a cessé de songer à la taille frêle et aux joues en fleurs, en feuilletant son dictionnaire grec.

Madame voudrait que les jeunes filles sortîssent dans le monde ; il faut songer à les marier ; elle discute avec Monsieur qui est très affairé.

Il fait mille démarches pour trouver un logement, s’occupe des moyens de transport, négocie pour payer les nouveaux achats et rencontrer les échéances, a des difficultés avec les compagnies d’assurance qui ne veulent pas que la maison demeure vacante.

Il rentre le soir ahuri et fatigué, aime mieux céder à toutes les demandes plutôt que de discuter avec sa famille.

Peut-il même discuter, le pauvre homme !

Madame lui démontre qu’il a oublié une grande partie de ce qu’il devait faire.

Le résultat de toute l’affaire, c’est qu’on décide d’aller à la Malbaie, et de laisser Monsieur en ville.

Passez maintenant pendant l’été devant la maison. Elle est close. La famille de Monsieur est rendue à la Malbaie. Lui, prend ses repas dans un restaurant où il est mal nourri, travaille plus que jamais durant le jour pour faire face aux dépenses devenues plus considérables, rentre le soir dans une maison vide, triste et silencieuse.

Quelquefois, les dimanches, il prend le bateau pour aller voir sa famille, il arrive fatigué, brûlé par la fumée, et on lui annonce qu’on a organisé une petite sauterie pour le soir, ce qui l’oblige à ne se coucher qu’à deux heures du matin.

Pauvre homme, c’est toi, qui, l’année prochaine, parlera le premier d’aller en villégiature.