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Lettres et opuscules/36

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Texte établi par Ludovic Brunet auteur de la Préface, Dussaut & Proulx Imp. (p. 244-253).


CHRONIQUE


J e me fais vieux. Que voulez-vous, le chroniqueur vieillit comme un autre ! Il est mortel, quoique son œuvre soit immortelle.

Savez-vous bien que je me rappelle, quoique vaguement, le temps où l’on portait des crinolines ! Cela a fait époque pour moi, comme pour mes grands parents, l’année du choléra. On dirait que les grands fléaux servent de repère à l’humanité !

À propos de crinolines, Vous savez que nous en sommes menacés. Du moins, en Europe, on craint fort que cette épidémie renaisse.

Aussi, les Anglais, peuple dont je ne me lasserai jamais d’admirer l’esprit pratique, viennent-ils de former des associations pour prévenir le désastre.

Il est regrettable de voir combien nous différons des Anglais sur ce point.

Aussi, je suis bien sûr que, si l’on fondait à Québec une association à fonds social pour faire une campagne vigoureuse contre quelques-unes de nos modes disgracieuses, par exemple, celles qu’ont nos élégantes de porter leurs en-tout-cas comme les soldats en faction tiennent leurs fusils, personne ne voudrait risquer un millier de piastres dans cette entreprise.

Mais je m’éloigne de mon sujet. En disant que nous vieillissions, mon but n’était pas de vous parler de la crinoline, du choléra, et de l’esprit pratique des Anglais. Je voulais dire simplement, qu’en vieillissant, on changeait d’opinion.

L’Union Libérale lorsqu’elle était dans la fleur de sa jeunesse, s’est prononcée contre le mariage, et cela, d’une manière emphatique, comme dirait M. Lemoine, président de la Société Royale.

Nous mettions alors en garde nos amis contre les traquenards que les mamans tendent à la jeunesse, sous le nom de pique-nique, soirées intimes, Euchre party et autres.

Aujourd’hui, il nous paraît équitable de montrer aussi les inconvénients du célibat. Plusieurs raisons nous font prendre cette détermination.

La principale, disons-le, c’est que nous sommes tous, ou presque tous, mariés, et qu’il faut justifier une volte-face qui pourrait faire confondre les chroniqueurs de l’UNION avec les simples députés.

Mais, à part cela, il n’est que raisonnable d’examiner les deux côtés d’une question de cette importance.

Ne doit-on pas voir si les brillants tableaux, que la liberté fait chatoyer à nos yeux, ne sont pas comme ces tapisseries dont le revers est si disgracieux ?

Eh bien ! il faut le dire, le célibataire achète chèrement sa liberté.

Il est facile de le démontrer par les arguments connus : vie isolée, une fois les amis disparus ; intérieur glacial, dépourvu de ce charme qui trahit la présence de la femme.

La vieillesse surtout est lamentable.

Qui n’a décrit l’état misérable du vieux célibataire, vivant au milieu de serviteurs dont l’empressement intéressé aigrit l’âme avide d’affections sincères ?

Mais j’aimerais à donner au sujet plus de nouveauté, en le présentant à un point de vue moins banal.

D’abord, qu’est-ce que le vieux garçon dans le monde ?

Un être inférieur.

Le monde ne le considère plus ; il perd même sa personnalité.

S’il vous arrive de rencontrer un de ces vieux déclassés sur la rue, et que vous demandiez qui il est, on ne vous répondra pas : c’est monsieur un tel, médecin ou avocat. Mais on dira avec une nuance de protection : Ça, c’est un vieux garçon.

Le vieux garçon n’est ni médecin, ni avocat, ni marchand, ni notaire ; il est vieux garçon.

La société possède comme une fosse commune, où elle jette pêle-mêle les célibataires.

Facilement, elle les exclut aussi des honneurs.

Connaissez-vous beaucoup de vieux garçons qui sont conseillers municipaux ou marguillers ?

Ce peu de considération qu’on a pour le célibataire me fut révélé un jour.

Je causais avec une jeune femme, très jeune femme, presqu’une enfant, qui rougissait quand on l’appelait : Madame. Moi, j’avais bien… Inutile de dire mon âge, mais, à ses yeux, j’étais un vieux garçon.

Je ne sais quelle opinion je soutenais sur une question à laquelle la qualité d’homme marié n’avait, je vous assure, rien à faire, lorsque, tout à coup, elle me dit avec un air d’autorité :

« Que pouvez-vous connaître là-dessus, vous, un vieux garçon ? »

Ce fut un trait de lumière. Je vis clairement que je ne serais jamais conseiller ou échevin, si je restais célibataire. Ce qui me fit sérieusement réfléchir.

Ce qu’il y a de plus grave, c’est que le monde ne se trompe pas tout à fait, quand il considère le vieux garçon comme inférieur, connaissant moins les hommes et les choses que l’homme marié.

Les idées du célibataire restent généralement enfantines, un peu rococo.

D’abord, il ne connaît pas la femme, n’ayant jamais vécu dans son intimité.

Il ne la connaît que par les livres, c’est-à-dire, les romans. Dans les romans, la femme apparaît sous deux aspects. D’abord, la jeune fille aristocratique et idéale, qui passe sa vie à cheval, à cultiver les fleurs, et à soigner les malades, puis, la femme fatale, énigmatique et perverse.

Aussi, pour le vieux garçon, la femme est un être incompréhensible, ange ou démon, ondoyant et insaisissable ; le cœur de cette femme est un mystère, qu’il cherche à approfondir toute sa vie.

Cet être mystérieux est nécessairement d’un grand attrait pour le célibataire. Aussi, recherche-t-il la société des femmes. Mais, le plaisir qu’il trouve dans cette société est mêlé d’amertume. Les femmes, qui sont très fines, qui ont un don de devin, par lequel elles sont souverainement supérieures à l’homme, ont vite jugé le vieux garçon, et le lui laissent voir. On ne lui cache pas non plus, qu’il y a un autre homme qu’on lui préfère, un homme dont l’opinion fait loi : c’est le mari.

Il y a des exceptions, vous me direz. Les actions du mari ne sont pas toujours cotées au pair.

Quelques maris, avouons-le, sont victimes de ces accidents que Panurge craignait tant, quand il eut pris la résolution de se marier. Panurge consulta même plusieurs savants sur ce point, lesquels répondirent ni oui ni non, selon l’habitude des savants.

Les chroniqueurs ne sont pas des savants, et par conséquent, ne savent rien.

Mais ils peuvent dire que c’est une exception, et que l’exception prouve la règle.

Les vieux garçons ne conservent pas tous cette tendance sentimentale et prud’hommes que, à l’égard des femmes.

Quelques-uns ne les ont jamais aimées, ou, après les avoir aimées, ne peuvent plus les souffrir.

Si tous les vieux garçons ne se ressemblaient pas, et qu’on put distinguer une catégorie, cette dernière serait lamentable.

Les premiers, comme tous les célibataires, restent de grands enfants, connaissant peu de chose des réalités de la vie ; mais ils conservent des relations sociales, soignent leur mise, une rose s’épanouit souvent à leur boutonnière, ils ont le teint fleuri, car ils dînent bien à leur club.

Tandis que les seconds s’enferment dans un égoïsme féroce, deviennent parcimonieux, ou, pour mieux dire, ladres. Exclus de la société, il ne leur reste plus pour tuer le temps qu’à s’adonner à quelque manie. Généralement, ils deviennent collectionneurs de timbres-poste ; c’est le plus grand nombre. Quelques-uns s’occupent d’histoire ou de science ; mais ce sont les petits côtés de la science ou de l’histoire qu’ils affectionnent. Ainsi, si l’un de ceux que l’histoire captive, pouvait découvrir à quelle race le chien d’Alcibiade appartenait, il mourrait content.

C’est souvent la mise, qui est extraordinaire, chez ces célibataires. La coupe de leurs ha bits remonte à cinquante ans. Parcimonieux, ils portent des vêtements usés, râpés, grotesques. Les gamins les regardent sur la rue. On dirait, à les voir, qu’ils viennent de se faire faire un complet dans un musée.

Enfin, que vous dirai-je ?

Mariez-vous, mariez-vous bien, si c’est possible, mais, mariez-vous.

On ne badine pas avec le célibat, pas plus qu’avec l’amour.