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Lettres et opuscules/35

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Texte établi par Ludovic Brunet auteur de la Préface, Dussaut & Proulx Imp. (p. 234-243).


VISITE AUX ENFERS



J’ étais l’autre soir dans ma chambre, en train de lire les « Notes de Voyage » de notre ami M. Tardivel. Il faisait nuit noire, et la pluie tombait par torrents, au dehors. Le vieil Éole appuyait si fortement
son genou contre la fenêtre, qu’elle en craquait.

Brusquement, je fus interrompu dans ma lecture par un rire étrange qui se fit entendre près de moi

Je levai les yeux et j’aperçus un grand individu, mis avec soin, et assis à califourchon sur une chaise, qui me regardait d’un air ironique.

« Me reconnaissez-vous ? » me dit ce personnage, en caressant négligemment de la main une longue barbiche fort pointue.

— Du diable si je vous ai jamais vu, lui dis-je, plus surpris que choqué de sa familiarité.

— Vous venez de prononcer mon nom, répondit-il, je suis le diable, ou si vous aimez mieux, le vieux Ned.

Et, comme s’il venait de dire une chose très ordinaire, il prit une cigarette dans un étui d’ivoire, et l’alluma en la passant sur sa langue.

Cette façon infernale d’allumer une cigarette, me convainquit qu’il disait la vérité.

Je ne pus cependant lui cacher la surprise que me causait son apparence, qui n’avait rien de bien diabolique.

Hélas ! me dit-il, ce n’est plus comme jadis. Le métier de diable est devenu un sale métier. Je ne vous conseille pas de vous en mêler. Il faut maintenant se déguiser. Le Moyen Âge, c’était le beau temps. J’étais respecté alors. Les sorcières me faisaient bon accueil, et j’hébergeais dans de vieux châteaux, où j’étais très bien. Maintenant, si je me montrais avec ma queue et mes cornes, que la tradition a consacrées, on rirait de moi. Que voulez-vous ! Nous sommes dans un siècle de scepticisme. Aussi, quand je viens sur la terre, ce qui est rare, je voyage incognito. Le plus souvent, je me fais passer pour un député ; on est moins remarqué. D’ailleurs, je me fais vieux, et j’aime mieux vivre dans ma famille.

— Ça doit être un drôle d’intérieur, pensai-je.

— Mais je suis venu vous proposer quelque chose, continua le diable, en reprenant sa gaîté, c’est un voyage aux Enfers. Lecteur assidu de L’Union, j’ai cru que c’était là un moyen de payer mon abonnement.

— Topez là, m’écriai-je avec enthousiasme. J’avais à peine prononcé ces paroles, que la terre s’entr’ouvrit, et que je fus transporté avec mon compagnon à des profondeurs inconnues, sur le rivage désolé d’une mer sombre et stagnante.

— Voici le Styx, me fit observer mon compagnon ; Caron a remplacé sa vieille barge par un magnifique bateau traversier, mû par la vapeur.

Nous vîmes bientôt, en effet, apparaître le vapeur, et une demi-heure plus tard, nous touchions au séjour infernal.

Je remarquai sur le rivage une grande ombre, à barbe blanche. Ce vieillard était fort occupé à faire remonter et redescendre le courant, à de petites embarcations, semblables à celles que les enfants construisent pour s’amuser.

Mon guide m’apprit que c’était Noé. Le pauvre vieux était complètement ramolli. Son long séjour dans l’arche lui avait donné le goût de la navigation, et il s’imaginait que les jouets d’enfant étaient autant de grands navires qu’il était chargé de conduire.

Mon attention fut détournée de ce spectacle attristant par la vue d’une jolie femme, qui s’avançait les yeux baissés, avec un air pudique et réservé.

Voici la Pompadour, continua le diable. Elle a été si désolée de tout ce qu’ont dit les écrivains canadiens sur son compte, qu’elle s’est mise à la vertu. C’est maintenant une personne exemplaire. Plusieurs partis brillants ont demandé sa main, malgré ses anciennes fredaines.

— En voici une autre qui paraît moins sage, lui dis-je, en lui désignant une autre jeune femme qui marchait entourée de jeunes gens, avec qui elle faisait mille coquetteries, tantôt voilant l’éclat de ses yeux de son éventail, tantôt renversant sa jolie tête avec un rire moqueur.

— Ça été bien différent pour cette autre, fit le diable, allant au devant d’une interrogation de ma part, c’est la vertueuse et belle Lucrèce. Les éloges qu’on a fait de sa vertu depuis plus de deux mille ans, lui ont monté à la tête. Elle tient une conduite déplorable qui discrédite beaucoup l’établissement.

Je ne pus m’empêcher de sourire à cette réflexion de mon sombre compagnon.

Après avoir été présenté à plusieurs ombres illustres, je demandai à Belzébuth de me montrer l’endroit qu’on avait assigné aux Canadiens. J’éprouvais surtout le désir de voir Cartier.

— Cartier ? dit le diable, je ne connais personne de ce nom.

— Comment, vous ne connaissez pas le grand Cartier, celui qu’adore M. Tassé de la Minerve ?

— Je le regrette, mais ces personnages me sont inconnus.

J’avoue que je fus blessé dans mon orgueil national.

Je vais vous faire conduire, ajouta le diable, dans le département des Canadiens, par quelqu’un qui les connaît. Moi, je n’y vais jamais. Je ne puis les souffrir. Ils ne s’occupent que de politique, perdant leur temps à faire des discours, quand ils ne se chamaillent pas entre eux. Ils ont formé un conseil municipal, des parlements, et fondé des journaux. Cela suffit à leur bonheur. Leur conseil a discuté pendant dix ans l’opportunité de faire paver les rues, et il délibère depuis cinq ans pour savoir avec quoi ils vont faire le pavage…

En ce moment, je vis s’avancer vers moi une ombre que je reconnus immédiatement pour celle de l’ancien gouverneur du Manitoba, M. Cauchon.

Je m’empressai d’aller à lui.

Deux minutes après, nous étions amis.

— Vous ne sauriez croire le plaisir que vous me faites, me dit la vieille ombre ; c’est si rare que nous voyions un être en chair et en os. Nous sommes toujours au milieu d’apparences humaines indécises et vagues, comme des brouillards. Mais, je vais vous conduire chez les Canadiens.

Après avoir traversé plusieurs grottes immenses et remplies de fantômes qui s’amusaient à jouer différents jeux : cartes, billard, jeu de quilles etc., nous pénétrâmes dans une rotonde obscure et triste qui était destinée à loger les Canadiens.

Le premier que je vis était un grand garçon maigre, au front dénudé. Il était assis à une table, devant un amas de journaux qu’il était en train de découper avec un grand ciseau.

C’est un ancien rédacteur de la Minerve, me dit Cauchon, en souriant.

En ce moment, je fus frôlé par l’ombre d’un petit vieillard qui se promenait, le front dans ses mains, et semblait se livrer à une méditation profonde.

— Vous devez reconnaître celui-là, continua Cauchon, c’est Sir G. E. Cartier. Inutile de vous le présenter, il est sourd comme un pot. Le chagrin le ronge ; il s’attendait à demeurer avec les grands législateurs. Solon, Lycurgue et les autres, ne le saluent même pas, ce qui le met hors de ses gonds. Il a conçu le projet de former de tous les Enfers, une vaste confédération, où Belzébuth n’aurait plus que le droit de veto. Cela nous fait beaucoup rire. La confédération canadienne est un fiasco, et il le sait. Elle a eu pour effet, en concentrant les pouvoirs, de permettre à l’Angleterre de gouverner plus sûrement. Le projet aurait pu avoir du succès, si on avait formé de l’Amérique du Nord une grande république à l’instar des États-Unis. Peut-être que Mercier, qui est beaucoup plus fort que Cartier, entre nous, rêve quelque chose d’approchant.

Patatras ! je m’éveillai brusquement, le lourd volume de M. Tardivel venait de tomber à terre.