Lettres et pensées du maréchal prince de Ligne/Lettres/A madame de C/07

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LETTRE VII.

De Caffa, ou l’ancienne Théodosie.


LE charme dure encore, mais Il est prêt à finir. Voici une grande ville remarquable par ses mosquées, ses bains, ses anciens temples, ses anciens magasins de commerce, son port, et enfin par tous les restes d’une grandeur qui va se renouveler.

Je suis entré dans plusieurs cafés et plusieurs boutiques. J’ai vu ici des étrangers des pays les plus éloignés ; des Grecs, des Turcs d’Asie, des manufacturiers d’armes de Perse et du Caucase. Il n’y a de civil, me suis-je dit en les voyant, que les gens qui ne sont pas civilisés. On se fait ici une mine douce et plus ou moins respectueuse en s’abordant. La langue est noble comme le Grec ou l’Espagnol : elle n’a ni le sifflement, ni la grossièreté, ni le traînant, ni le chanté, ni l’ignoble des langues de l’Europe. Un Tartare seroit bien étonné, en arrivant dans la ville de l’urbanité et de la grâce par excellence, d’entendre sur le Boulevard un cocher parler à ses chevaux, ou, sur la place Maubert, une dame de la Halle causer avec sa voisine. Quelle comparaison aussi entre l’insolence, l’avarice et la saleté des nations de l’Europe, et la bonhomie et la propreté de celle-ci ! rien ne s’y ait sans être précédé et suivi de libations. La libation dont les barbiers de cheveux régalent leurs patiens est un peu extraordinaire : ils prennent une tête entre leurs genoux, et font couler sur cette tête une de leurs fontaines.

Je n’ai aperçu qu’une seule femme : c’est une Princesse du sang, la nièce du dernier sultan Saym Gheray. L’Impératrice, devant qui elle se dévoila, m’a fait cacher derrière un écran : elle étoit belle comme le jour, et avoit plus de diamans que toutes nos femmes de Vienne ensemble, et c’est beaucoup dire. Je n’ai vu, du reste, en fait de visages, que ceux d’un bataillon d’Albanoises d’une petite colonie macédonienne établie à Balaclava : 200 jolies femmes ou filles, avec des fusils, des baïonnettes et des lances, avec des seins d’amazone, et des cheveux longs et tressés avec grâce, étoient venues à notre rencontre pour nous faire honneur, mais point par curiosité. Il n’y a point de badauds dans ce pays-ci : la badauderie appartient, ainsi que l’impertinence et la flatterie, à la civilisation. On n’a ni couru après nous, ni fui notre présence ; on nous regardoit avec indifférence, sans dédain, et même avec une sorte de bienveillance, lorsque nous nous arrêtions pour faire quelque question.

Si les moines ne commençoîent pas à être persecutés à force de tolérance dans les pays philosophes, je dirois que, Dieu merci, il n’y a point ici de mendians ni de capucins. La plus mauvaise couchette du plus pauvre des Tartare, dont aucun ne demande et n’a besoin de charité, est un assez beau tapis Turc, avec des coussins étendus sur une planche bien large. La nouvelle population de ce superbe amphithéâtre sur les bords de la mer Noire sera fort heureuse ; et l’ancienne, qui habitoit les environs des Lacs salés, étoit sans cesse exposée à la peste. Si l’ennui, qui gagne insensiblement la société par les gens d’esprit et les femmes de bien qui s’y introduisent, si cet ennui devient trop fort à Paris, même dans votre sallon, sauvez-vous ici, chère Marquise ; je vous recevrai bien mieux que mon prédécesseur Thoas.