Lettres et pensées du maréchal prince de Ligne/Lettres/A madame de C/08

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LETTRE VIII.

De Toula.


HÉLAS ! voilà que nous revenons. Savez-vous que j’ai été au moment de vous aimer, même de l’Asie, et de vous l’écrire d’Azoph ? Une maudite prudence ; des médecins et des ministres, quoique l’Impératrice ne croie ni aux uns ni aux autres, nous ont empêché de sortir de l’Europe, si tant est que l’on puisse appeler ainsi ce que nous avons vu, et ce qui lui ressemble si peu. Je sais qu’il n’est pas à la mode de croire ni les voyageurs, ni les courtisans, ni le bien qu’on dit de la Russie. Ceux même d’entre les Russes qui sont fâchés de n’avoir pas été avec nous, prétendront qu’on nous a trompés, et que nous trompons. On a déjà répandu le conte ridicule qu’on faisoit transporter sur notre route des villages de carton de cent lieues à la ronde ; que les vaisseaux et les canons étoient en peinture, la cavalerie sans chevaux, etc. Voilà deux mois que je jette l’argent par les fenêtres ; cela m’est déjà arrivé, mais pas de cette manière-ci ; ce sont des millions que j’ai peut-être déjà distribués : voici comme cela se fait. À côté de moi, en voiture. il y a un grand sac vert, comme celui où vous mettrez vos livres de prières quand vous serez dévote. Ce sac est rempli d’impériales, pièces de quatre ducats. Les habitans des villages voisins, et même de 10, 15 et 20 lieues, viennent sur notre passage pour voir l’Impératrice. Voici comme ils s’y prennent : un bon quart d’heure avant qu’elle arrive, ils se couchent ventre à terre, et ne se relèvent qu’un quart d’heure après que nous avons passés ; ce sont ces dos et ces têtes baisant la terre que j’écrase d’or, au grand galop ; et cela arrive dix fois par jour.

Je sais très-bien ce qui est escamotage : par exemple, l’Impératrice, qui ne peut pas courir à pied comme nous, doit croire que quelques villes pour lesquelles elle a donné de l’argent sont achevées, tandis qu’il y a souvent des villes sans rues, des rues sans maisons et des maisons sans toit, portes ni fenêtres. On ne montre à l’Impératrice que les boutiques bien bâties en pierres, et les colonnades des palais des gouverneurs-généraux, à quarante-deux desquels elle a fait présent d’une vaisselle d’argent de cent couverts. On nous donne souvent, dans les capitales des provinces, des soupers et des bals de deux cents personnes, ; Les fourrures, les chaînes d’or des femmes de marchands, et les espèces de bonnets de grenadiers ornés de perles annoncent la richesse. C’est un fort beau coup-d’œil, dans ces salles immenses, que les costumes des gentilshommes et de leurs femmes. Les gouvernemens d’Orient portent le brun, l’or et l’argent ; les autres, le rouge et le bleu céleste.

Il y a ici une des plus belles fabriques d’armes qu’on puisse voir ; outre cela on y travaille l’acier presque aussi bien qu’en Angleterre. Je suis couvert de présens, dont je ne sais que faire. L’Impératrice achète tout ce qu’il y a, pour le donner et encourager en même tems la manufacture.

J’ai un tabouret, un parapluie, une table, une canne, un nécessaire damasquine ; tout cela m’est fort utile, comme vous sentez bien, et commode à emporter.

Voyez, me disoit quelquefois l’Impératrice, en me montrant dans les gouvernemens de Karskoff et de Kursk, les champs aussi bien cultivés qu’en Angleterre, et une population presqu’aussi nombreuse ; voyez si l’abbé Chappe, qui ne voyoit rien à travers ses glaces de bois, fermées à cause du froid, n’a pas eu tort de prétendre qu’il n’y a que des déserts en Russie. Je ne garantis pas que quelque seigneur de village, abusant de son pouvoir, ce qui peut arriver de même partout, n’ait pas fait quelquefois pousser des cris de joie, le fouet à la main, pour étouffer des cris de misère. Mais dès que ces seigneurs sont accusés par les gouverneurs des provinces, on les punit, et sûrement les houra que nous avons entendus sur notre route, étoient hurlés de bon cœur et avec des visages très-rians. —

Comme dans plusieurs courses j’ai quitté l’Impératrice, j’ai trouvé bien des choses que les Russes mêmes ne connoissent pas ; des établissemens superbes commencés, des manufactures, des villages bâtis en rues bien alignées, entourés d’arbres et traversés par des ruisseaux. Tout ce que je vous dis est vrai, d’abord parce que je ne ments jamais qu’aux femmes qui ne vous ressemblent pas ; ensuite parce que personne ici ne lit mes lettres, et puis l’on ne flatte pas les gens qu’on voit depuis six heures du matin jusqu’à dix du soir ; au contraire même, on a souvent, en voiture, de l’humeur les uns contre les autres. Je me souviens d’un, jour qu’on parloit de courage ; l’Impératrice me dit : — Si j’avois été homme j’aurois été tué avant d’être capitaine. — Je lui répondis : — Je n’en crois rien, Madame, car je vis encore. — Je m’aperçus qu’après avoir été quelque tems à comprendre ce que je voulois dire, elle se mit à rire sous cape de ce que je la corrigeois, de croire qu’elle eût été plus brave que moi et tant d’autres. Une autrefois je disputois avec elle bien sérieusement sur la cour de France. Et comme elle ajoutoit un peu foi à quelques brochures qui couroient les pays étrangers, je lui dis presque avec aigreur : — Madame, on ment au Nord sur l’Occident, comme à l’Occident sur le Nord ; il ne faut pas plus croire les porteurs de chaise de Versailles que les Iswaschick de Czarskozelo. — Nous regardons le reste du voyage comme une bagatelle ; car nous n’avons malheureusement plus que quatre cents lieues à faire. Il nous a toujours fallu six cents chevaux à chaque relais ; toutes nos voitures sont pleines de pêches et d’oranges ; nos valets sont ivres de vin de Champagne, et je meurs de faim ; car tout est froid et détestable à la table de l’Impératrice, qui n’y reste pas assez long-tems, et qui, pour dire quelque chose d’agréable ou d’utile, s’y met avec tant de lenteur, que rien n’est chaud, excepté l’eau que l’on boit ; car l’agrément de ce pays-ci est que l’été y est plus brûlant qu’en Provence. En Crimée j’ai cru étouffer du souffle de brasier qu’on y respire. Un autre agrément de ce pays, c’est de n’avoir aucune nouvelle de votre petite Europe, à vous autres. Je ne crois pas que mes lettres vous arrivent ; je n’en recevrai plus de vous, si, comme je l’espère, la guerre éclate l’un de ces jours avec les bons mahométans ; et il faudra se dépêcher de les battre pour vous aller voir bien vite, ma chère Marquise, ou vous adorer, comme une divinité, sans vous voir.