Lettres et pensées du maréchal prince de Ligne/Lettres/Au Roi de Pologne 1785

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Au Roi de Pologne, pendant l’année 1785.


Vous m’avez ordonné, Sire, de vous entretenir d’un des plus grands hommes de ce siècle. Vous l’admirez quoique son voisinage vous ait fait assez de mal ; et, vous plaçant à la distance de l’histoire, tout ce qui tient à ce génie extraordinaire vous inspire une noble curiosité. Je vais donc vous rendre un compte exact des moindres paroles que j’ai entendu dire moi-même au grand Frédéric. Rien n’est indiffèrent dans un tel récit, puisque tout sert à peindre le caractère. L’homme dont je parle, et celui à qui je m’adresse donneront de l’intérêt à tout ce que je raconterai.

Je n’aime pas à parler de moi, et le je m’est odieux quand je m’en sers : à plus forte raison quand il faut le supporter des autres. Si je le prononce quelquefois dans ce récit, c’est que je suis obligé de parler de moi, en racontant ce que le Roi de Prusse m’a dit. Voici tout ce que je me rappelle, et qui ne seroit peut-être pas digne d’être écrit s’il s’agissoit d’un autre. Un autre, à la vérité, ne diroit pas de ces choses-là : d’ailleurs, je le répète, les moindres petites paroles d’un homme comme celui-ci doivent être recueillies.

Par un hasard extraordinaire, en 1770 l’Empereur put se livrer à l’admiration personnelle qu’il avoit conçue pour le Roi de Prusse ; et ces deux grands Souverains furent assez bien ensemble pour se faire des visites. L’Empereur me permit d’y assister, et me présenta au Roi : c’étoit au camp de Neustadt, en Moravie. Je ne puis point me souvenir si j’eus, ou si je pris l’air embarrassé ; ce que je me rappelle fort bien, c’est que l’Empereur, qui s’en aperçut, dit au Roi, en parlant de moi : Il a l’air timide, ce que je ne lui ai jamais vu : il vaudra mieux tantôt. Il mit à dire cela de la grâce et de la gaîté, et ils sortirent ensemble du quartier-général pour aller, je crois, au spectacle. Le Roi, chemin faisant, quitta l’Empereur un instant pour me demander si ma lettre à Jean-Jaques Rousseau qui avoit été imprimée dans les papiers publics étoit de moi ? Je lui répondis : Sire, je ne suis pas assez célèbre pour que l’on prenne mon nom. Il sentit ce que je voulois dire. On sait qu’Horace Walpole prit celui du Roi pour écrire à Jean-Jacques la fameuse lettre qui contribua le plus à tourner la tête de cet éloquent et déraisonnable homme de génie.

En sortant du spectacle, l’Empereur dit au Roi de Prusse : Voilà Noverre, ce fameux compositeur de ballets ; il a, je crois, été à Berlin. Noverre fit là-dessus une belle révérence de maître à danser. Ah ! je le connois, dit le Roi ; nous l’avons vu à Berlin ; il y étoit bien drôle ; il contrefaisoit tout le monde, et nos danseuses surtout, à mourir de rire. Noverre, peu content de cette manière de se souvenir de lui, fit encore une belle révérence à la troisième position, et espéra que le Roi lui fourniroit de lui-même l’occasion d’une petite vengeance. Vos ballets sont beaux, lui dit-il ; vos danseuses ont de la grâce, mais c’est de la grâce engoncée. Je trouve que vous leur faites trop lever les épaules et les bras : car, Monsieur Noverre, si vous vous en souvenez, notre première danseuse de Berlin n’étoit pas comme cela.

— C’est pour cela qu’elle étoit à Berlin, Sire, répondit Noverre.

J’étois tous les jours prie à souper avec le Roi : la conversation s’adressoit trop souvent à moi. Malgré mon attachement pour l’Empereur, de qui j’aime à être le général, mais point le d’Argens ni l’Algarotti, je ne m’y livrois pas plus que de raison. Quand j’étois trop interpellé, il falloit bien répondre et continuer. D’ailleurs l’Empereur mettoit beaucoup du sien dans la conversation, et étoit peut-être plus à son aise avec le Roi que le Roi ne l’étoit avec lui. Ils parloient, un jour, de ce qu’on pouvoit désirer d’être, et me demandèrent mon avis. Je leur dis : — que je voudrois être jolie femme jusqu’à trente ans, puis un général d’armée fort heureux et fort habile jusqu’à soixante ; et, ne sachant plus que dire, pour ajouter cependant quelque chose encore, n’importe ce que cela devînt, cardinal jusqu’à quatre-vingt. Le Roi, qui aime à plaisanter sur le sacré collège, s’égaya là-dessus. L’Empereur lui fit bon marché de Rome et de ses suppôts. Ce souper-là fut un des plus gais et des plus aimables que j’aie jamais vus. L’Empereur et le Roi furent sans prétentions et sans réserve ; ce qui n’arriva pas les autres jours : et l’amabilité de deux hommes aussi supérieurs, et souvent si étonnés de se trouver ensemble, étoit tout ce qu’on peut s’imaginer de plus agréable. Le Roi me dit de venir le voir la première fois que lui ou moi nous aurions trois ou quatre heures à nous.

Un orage comme il n’y en a jamais eu, un déluge, près duquel celui de Deucalion n’étoit qu’une pluie d’été, couvrit d’eau nos montagnes, et noya presque notre armée qui manœuvroit. Le lendemain fut, moyennant cela, un jour de repos. J’allai chez le Roi à neuf heures du matin, et j’y restai jusqu’à une heure, seul avec lui ; il me parla de nos généraux : je lui laissai dire, à lui-même, le bien que je pense des maréchaux de Lacy et Loudon, et je lui dis, pour les autres, qu’il valoit mieux parler des morts que des vivans ; que l’on ne peut jamais bien juger un général à moins qu’il n’ait eu de hauts faits de guerre dans sa vie. Il me parla du maréchal Daun. Je lui dis que je croyois qu’il auroit été un grand homme contre les François, mais que contre lui il n’avoit pas valu tout ce qu’il valoit, parce qu’il le voyoit toujours la foudre en main, comme Jupiter, pulvérisant son armée. Cela parut lui faire plaisir ; il me témoigna de l’estime pour le maréchal Daun ; il me dit du bien du général Brentano. Je lui demandai raison des éloges que je savois qu’il avoit donnés au général Beck : [1] mais je le croyais un homme de mérite. — Je ne le crois pas, Sire ; il ne vous a pas fait grand mal. — Il m’a pris quelquefois des magasins. — Et il a laissé quelquefois échapper vos généraux. — Je ne l’ai jamais battu. — Il ne s’approchoit jamais assez pour cela ; et j’ai toujours cru que Votre Majesté ne paroissoit en faire cas que pour qu’on eût de la confiance en lui, et qu’on lui donnât des corps plus forts, dont elle auroit tiré bon parti. — Savez-vous qui m’a appris le peu que je sais ? C’est votre ancien maréchal Traun ; voilà un homme, cela. Vous parliez tantôt des François : font-ils des progrès ? — Ils sont capables de tout en tems de guerre, Sire ; mais, pendant la paix, on veut qu’ils ne soient pas ce qu’ils sont, et on veut qu’ils soient ce qu’ils ne peuvent pas être. — Mais quoi, disciplinés ? ils l’étoient du tems de M. de Turenne. — Oh ! ce n’est pas cela, ils ne l’étoient pas du tems de M. de Vendôme, et n’en gagnoient pas moins de batailles ; mais on veut qu’ils soient vos singes et les nôtres, et cela ne leur va pas. — C’est ce qui me semble ; j’ai déjà dit de leurs faiseurs, qu’ils veulent chanter sans savoir la musique. — Oh ! cela est bien vrai ; mais qu’on leur laisse leurs sons naturels ; qu’on profite de leur valeur, de leur légèreté et de leurs défauts même : je crois que leur confusion en pourroit mettre dans l’ennemi. — Mais, oui, sans doute, et qu’on les fasse soutenir. — Je le crois, Sire, par les Suisses et les Allemands. — C’est une brave, et aimable nation que ces François ; il est impossible de ne pas les aimer y mais, mon Dieu, qu’ont-ils fait de leurs gens de lettres ? et quelle différence de ton parmi eux ? Voltaire en avoit un excellent, par exemple : d’Alembert, que j’estime à bien des égards, fait trop de bruit, et veut faire trop d’effet dans la société ; étoit-ce les gens de lettres qui donnoient de la grâce à la cour de Louis XIV ou la recevoient-ils de tant de gens aimables qui la composoient ? C’étoit le patriarche des Rois, celui-là. On en a dit quelquefois un peu trop de bien pendant sa vie, mais beaucoup trop de mal après sa mort. — Un roi de France, Sire, est toujours le Patriarche des gens d’esprit. — Voilà le plus mauvais lot ; ils ne valent pas le diable à gouverner. Il vaut mieux être Patriarche des Grecs, comme ma sœur l’Impératrice de Russie. Cela lui rapporte, et rapportera davantage. Voilà une religion, celle-là, qui comprend tant de pays et de nations différentes. Pour nos pauvres Luthériens, il y en a si peu que cela ne vaut pas la peine d’être leur Patriarche.

— Cependant, Sire, si l’on y réunissoit les Calvinistes et toutes les petites sectes bâtardes, ce seroit un assez joli poste. — Le Roi parut prendre feu à cela, et ses yeux s’animèrent. Cela ne dura pas quand je lui dis : Si l’Empereur étoit le patriarche des Catholiques, la place aussi ne seroit pas mauvaise. — Fort bien, voilà l’Europe partagée en trois Patriarches, dit-il, en riant. J’ai tort d’avoir commencé ; voyez où cela nous mène, il me semble que nos rêves ne sont pas comme ceux de l’homme de bien, ainsi que disoit M. le Régent. Si Louis XIV vivait, il nous remercieroit.

Toutes ces idées patriarcales, possibles ou impossibles à réaliser, lui donnèrent un instant un air pensif, et presque de l’humeur.

Louis XIV ayant plus de jugement que d’esprit y cherchoit plutôt l’un que l’autre. C’étoit des hommes de génie qu’il voulait et qu’il trouvait. On ne pouvait pas dire que Corneille, Bossuet, Racine et Condé fussent des hommes d’esprit. — Il y a de tout, Sire, dans ce pays-là, qui mérite réellement d’être heureux. On prétend que Votre Majesté a dit que si l’on vouloit faire un beau rêve, il faudroit… — Oui, c’est vrai, être Roi de France. — Si François I et Henri IV étoient venus au monde après V. M., ils auroient dit : être Roi de Prusse. — Dites-moi, je vous prie, n’y a-t-il donc plus personne à citer en France ? — Cela me fit rire : le Roi me demanda pourquoi. Je lui dis qu’il me faisoit penser au Russe à Paris, cette charmante petite pièce de vers de M. de Voltaire, et nous nous en rappelâmes des choses charmantes qui nous firent rire tous les deux. Il me dit : J’ai quelquefois entendu parler du Prince de Conti. Quel homme est-ce ? — C’est, lui dis-je, un composé de vingt ou trente hommes. Il est fier, il est affable, ambitieux et philosophe tour à tour ; frondeur, gourmand, paresseux, noble, crapuleux ; l’idole et l’exemple de la bonne compagnie, n’aimant la mauvaise que par un libertinage de tête, mais y mettant beaucoup d’amour-propre ; généreux, éloquent, le plus beau, le plus majestueux des hommes, une manière et un style à lui, bon ami, franc, aimable, instruit, aimant Montagne et Rabelais, ayant quelquefois de leur langage ; tenant un peu de M. de Vendôme et du grand Condé ; voulant jouer un rôle, mais n’ayant pas assez de tenue dans l’esprit ; voulant être craint, et n’étant qu’aimé ; croyant mener le parlement, et être un duc de Beaufort pour le peuple, peu considéré de l’un, et peu connu de l’autre ; propre à tout et capable de rien. Cela est si vrai, ajoutai je, que sa mère disoit un jour de lui : Mon fils a bien de l’esprit. Oh ! il en a beaucoup ; on en voit d’abord une grande étendue, mais il est en obélisque ; il va toujours en diminuant, à mesure qu’il s’élève, et finit par une pointe, comme un clocher. — Ce portrait parut amuser le Roi. Il falloit le captiver par quelque détail un peu piquant ; sans cela il vous échappoit, ou ne vous donnoit plus le tems de parler. L’entretien commençoit d’ordinaire par les premiers mots assez vagues d’une conversation quelconque, mais il trouvoit moyen de les rendre intéressans : ce qu’on dit souvent de la pluie et du beau tems devenoit tout de suite du sublime, et jamais on n’entendit de lui quelque chose de vulgaire. Il ennoblissoit tout, et les exemples des Grecs, des Romains, ou des généraux modernes venoient bientôt dissiper tout ce qui, chez un autre, seroit resté trivial et commun. — Avez-vous jamais vu une pluie comme celle d’hier ? Les bons catholiques de chez vous diront : Voilà ce que c’est que d’avoir un homme sans religion parmi nous : qu’est ce que nous faisons de ce maudit Roi, tout au moins Luthérien ? Car je crois réellement, que je vous ai porté guignon. Vos soldats auront dit : la paix est faite, et il faut encore que ce diable d’homme nous incommode. — Il est sûr que si c’est V. M. qui en est la cause, cela est bien méchant. Cela n’est permis qu’à Jupiter, qui a toujours de bonnes raisons pour tout ; et vous auriez fait comme lui, qui, après avoir fait périr les uns par le feu, voulut faire périr les autres par l’eau ; mais enfin voilà le feu fini, et je ne m’attendois pas à en revenir. — Je vous demande pardon, de vous en avoir si souvent tourmenté ; j’en suis fâché pour toute l’humanité, mais quelle belle guerre d’apprentissage ! J’ai fait assez de fautes pour vous apprendre à vous tous, jeunes gens, à valoir bien mieux que moi. Mon Dieu, que j’aime vos grenadiers ! comme ils ont bien défilé en ma présence ! Si le dieu Mars vouloit lever une garde pour sa personne, je lui conseillerois de les prendre sans choisir. — Savez-vous que j’ai été bien content de l’Empereur, hier au soir à souper. Avez-vous entendu ce qu’il m’a dit de la liberté de la presse, et de la gêne des consciences ; il y aura bien de la différence entre lui et tous ses bons ancêtres. — Je suis persuadé qu’il n’aura de préjuges sur rien, et que V. M. est pour lui un grand livre d’instruction. — Il a désapprouvé très-finement, hier, sans faire semblant de rien, la ridicule censure de Vienne, et le trop d’attachement de sa mère, sans la nommer, pour certaines choses, qui ne font que des hypocrites. Mais à propos de cela, elle doit vous détester, cette Impératrice. — Hé bien, point du tout ; elle m’a grondé quelquefois de mes égaremens, mais très-maternellement ; elle me plaint, et, bien sûre que j’en reviendrai, elle me disoit, il y a quelque tems : Je ne sais comment vous faites ; vous étiez l’ami intime du père Griffet, l’Évêque de Neustadt m’a toujours dit du bien de vous, l’archevêque de Malines aussi, et le Cardinal vous aime assez.

Que ne puis je me souvenir de cent choses lumineuses qui échappèrent au Roi dans cette conversation, qui dura jusqu’à ce que la trompette du quartier-général nous annonçât qu’on avoit servi. Le Roi alla se mettre à table, et ce fut, je crois, ce jour-là qu’on demanda pourquoi M. de Laudon n’étoit pas encore arrivé, et qu’il dit : C’est contre son ordinaire : autrefois il arrivoit souvent avant moi. Permettez qu’il ait cette place près de moi, car j’aime mieux l’avoir à mes côtés que vis-à-vis. Un autre jour, les manœuvres ayant fini de bonne heure, il y eut concert chez l’Empereur : malgré le goût du Roi pour la musique, il daigna me donner la préférence, et vint auprès de moi m’enchanter par la magie de sa conversation et les traits brillans, gais et hardis qui la caractérisent. Il me dit de lui nommer les officiers généraux et particuliers qui étoient là, et de lui dire ceux qui avoient servi sous le maréchal Traun ; car enfin, me dit-il, ainsi que je crois vous l’avoir déjà raconté, c’est mon maître ; il me corrigeait des écoles que je faisois. — Votre Majesté fut bien ingrate, car elle ne paya pas ses leçons : pour que cela fût ainsi qu’elle le dit, il falloit du moins se faire battre par lui, et je ne me ressouviens pas que cela soit arrivé. — Je n’ai pas été battu, parce que je ne me suis pas battu. — C’est ainsi que les plus grands généraux se sont souvent fait la guerre : on n’a qu’à voir les deux campagnes de 1674 et 75 de M. de Montecuculi et de M. de Turenne, le long de la Renchen. — Il n’y a pas de différence de Traun au premier, mais quelle est grande, bon Dieu, de l’autre à moi ! Je lui montrai le comte d’Althan, qui avoit été adjudant-général, et le comte de Pellegrini. Il me demanda deux fois qui c’étoit et où il étoit, et me dit qu’il avoit la vue si basse que je devois le lui pardonner. — Mais cependant, Sire, lui dis-je, à la guerre vous l’aviez bien bonne et, si je m’en souviens bien, fort étendue. — Ce n’est pas moi, me répondit le Roi ; c’étoit ma lunette. — En vérité, lui dis-je, j’aurois bien voulu la trouver ; mais je crains bien qu’elle n’eût pas été mieux à mes yeux que le sabre de Scanderberg à mon bras. — Je ne sais comment la conversation changea, mais je sais qu’elle devint si libre que, voyant arriver quelqu’un pour s’en mêler, le Roi l’avertit d’y prendre garde, et qu’il y avoit du risque de s’entretenir avec un homme condamné aux feux éternels par les théologiens. Je trouvai qu’il mettoit un peu trop de prix à sa damnation et s’en vantoit trop. Indépendamment de la mauvaise foi de messieurs les esprits forts, qui très-souvent craignent le diable de tout leur cœur, c’est de mauvais goût au moins de se montrer ainsi ; et c’étoit avec des gens de mauvais goût qu’il avoit eus chez lui, comme un Jordans, d’Argens, Maupertuis, La Beaumelle, La Mettrie, l’abbé de Prades et quelques lourds impies de son académie, qu’il avoit pris l’habitude de dire du mal de la religion et de parler dogme, Spinozisme, cour de Rome etc. Je ne répondis plus toutes les fois qu’il en parla. Je pris un moment d’intervalle, pendant qu’il se mouchoit, pour l’entretenir d’une affaire relative au cercle de Westphalie, et d’un petit comté immédiat que j’y ai. Je ferai ce que vous voudrez, me dit le Roi ; mais qu’en pense l’autre Directeur, mon camarade, l’Électeur de Cologne ? Je ne savois pas, lui dis-je, Sire, que vous étiez un électeur ecclésiastique. — Je le suis, au moins pour mon compte de protestant. — Cela ne fait pas notre compte, à nous. Les bonnes gens croient que V. M. est leur protecteur.

Il étoit en train de me demander le nom de tous ceux qu’il voyoit : je lui dis ceux de quantité de jeunes Princes qui entroient au service, et dont quelques-uns donnoient des espérances. — Cela se peut, me dit-il ; mais je crois qu’il faut quelquefois croiser les races en Empire. J’aime les enfans de l’amour : voyez le maréchal de Saxe, et mon Anhalt ; quoique je craigne bien que, depuis cette chute sur la tête, il ne l’ait plus aussi bonne qu’auparavant. J’en serais bien fâché pour lui et pour moi : c’est un homme rempli de talent.

Je suis bien aise de me ressouvenir de ceci, parce que j’ai entendu dire à des sots denigrans qui accusent le Roi de Prusse d’insensibilité, qu’il n’avoit point été touché de l’accident de l’homme qu’il paroissoit aimer le plus. Trop heureux encore si l’on n’avoit dit que cela de lui. On le supposoit jaloux du mérite de Schewrin et de Keith, et enchanté de les avoir fait tuer. C’est ainsi que les gens médiocres tâchent d’abaisser les grands hommes, pour diminuer l’espace immense qui les sépare d’eux.

Le Roi, par galanterie, s’étoit mis en blanc, ainsi que sa suite, pour ne pas nous apporter ce bleu que nous avions tant vu à la guerre : il avoit l’air d’être de notre armée et de la suite de l’Empereur. Il y eut, je crois, dans cette visite, de part et d’autre, un peu de personnalité, quelque méfiance, peut-être un commencement d’aigreur : ce qui arrive toujours, dit Philippe de Commines, aux entrevues des Souverains, Le Roi prenoit beaucoup de tabac d’Espagne ; et comme il nettoyoit son habit du mieux qu’il pouvoit, il me dit : Je ne suis pas assez propre pour vous, Messieurs ; je ne suis pas digne de porter vos couleurs. L’air qu’il mit à cela me fit croire qu’il les saliroit encore par la poudre à canon, quand l’occasion s’en présenteroit.

J’oubliois une petite occasion que j’eus de faire faire valoir les deux monarques, l’un vis-à-vis de l’autre. Le Roi me dit : J’ai été fort content aujourd’hui de l’alignement des têtes de vos colonnes, et de leur déploiement. — Et moi, Sire, lui dis-je, du coup-d’œil de l’Empereur, qui y étoit lui-même, et ne s’est pas trompé d’un pas sur le terrain et les distances. — Il arriva dans ce moment, et demanda au Roi ce que je lui disois. Je suis sûr, dit celui-ci, qu’il n’osera pas le répéter à V. M. ; à peine en aurois-je le courage. C’est que nous étions du même avis sur le mouvement que vous faisiez faire ce matin vous-même aux housards qui protégeoient les déploiemens, et V. M. les plaçait au point juste où chaque répartition devait achever d’entrer en front. — Le Roi gâta bientôt ce madrigal ; et l’épigramme de son entrée en Bohême, quelques années après, étoit plus dans son genre. Le Roi étoit quelquefois trop cérémonieux ; cela ennuyoit l’Empereur. Par exemple, je ne sais si c’étoit pour se montrer un électeur discipliné, mais quand l’Empereur mettoit le pied dans son étrier, le Roi prenoit son cheval par la bride ; et quand l’Empereur passoit sa jambe pour entrer en selle, le Roi mettoit le pied dans son étrier ; ainsi du reste. L’Empereur avoit l’air de meilleure foi, en lui témoignant beaucoup d’égards, comme un jeune Prince à un vieux Roi, et un jeune militaire au plus grand des généraux. Un jour de confiance ils parlèrent politique ensemble. Tout le monde ne peut pas avoir la même politique, disoit le Roi ; elle dépend de la situation, de la circonstance, et de la puissance des États. Ce qui peut m’aller n’iroit pas à Votre Majesté : j’ai risqué quelquefois un mensonge politique. — Qu’est-ce que c’est que cela ? dit l’Empereur, en riant. C’est, par exemple, reprit le Roi, aussi fort gaiement, d’imaginer une nouvelle que je savais bien devoir être reconnue fausse au bout de vingt-quatre heures ; mais n’importe, avant qu’on s’en fût aperçu, elle avoit déjà fait son effet.

Quelquefois il y avoit des apparences de cordialité entre les deux souverains. On yoyoit que Frédéric II aimoit Joseph II, mais que la prépondérance de l’Empire et le voisinage de la Bohême et de la Silésie arrêtoient le sentiment du Roi pour l’Empereur. Vous vous ressouvenez, Sire, de leurs lettres au sujet de la Bavière, de leurs complimens, de l’explication qu’ils eurent sur leurs intentions ; explication qui se faisoit avec politesse, et que de politesse en politesse le Roi entra en Bohême.

  1. Tout ce qui est imprimé en caractères italiques c’est du Roi, le reste en caractères romains, c’est de moi.