Lettres et pensées du maréchal prince de Ligne/Lettres/Au Roi de Pologne 1786

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Autre Lettre Au Roi de Pologne, vers la fin de 1786.


Puisque V. M. veut encore perdre un quart d’heure du tems qu’elle emploie si bien à gagner l’amour de tous ceux à qui elle daigne se faire connoître, voici ma seconde entrevue. Tout cela n’est piquant que pour vous, Sire, qui avez connu le Roi, et qui découvrez dans des mots, simples pour un autre, des traits de caractère. On n’y voit jamais la confiance, ou tout au moins la bonhomie qui caractérise Votre Majesté. On peut, avec elle, se permettre de l’abandon ; mais, avec le Roi de Prusse, il faut être toujours sous les armes pour riposter et garder un juste milieu entre une petite attaque et une grande défense. Je vais au fait, et je vous parlerai de lui pour la dernière fois.

Il m’avoit fait promettre de venir à Berlin ; je me hâtai d’y aller d’abord après cette petite guerre qu’il appeloit un procès pour lequel il était venu en huissier, disoit-il, faire une exécution : le résultat en fut pour lui, comme on sait, beaucoup de dépenses d’hommes, de chevaux et d’argent, quelque apparence de bonne foi et de désintéressement ; peu d’honneur dans la guerre, un peu d’honnêteté en politique, et beaucoup d’amertume contre nous. Le Roi commença, sans savoir pourquoi, à défendre aux officiers Autrichiens de mettre le pied dans ses états sans une permission expresse signée de sa main : même défense de la part de notre Cour pour les officiers Prussiens ; et gêne des deux côtés, sans profit ni raison. Je suis confiant, moi : je crus n’avoir pas besoin de permission, et je crois encore que je pouvois m’en passer. Mais l’envie d’avoir une lettre du grand Frédéric, plutôt que la crainte d’être mal reçu, m’engagea à lui écrire. Ma lettre étoit brûlante de mon enthousiasme, de mon admiration et de la chaleur de mon sentiment pour cet être sublime et extraordinaire, et me valut trois réponses charmantes de sa part. Il me donnoit en détail presque ce que je lui avois donné en gros, et ce qu’il ne pouvoit pas me rendre en admiration, puisque je ne me souviens pas d’avoir gagné de bataille, il me l’accordoit en amitié. De peur de me manquer, il m’avoit écrit de Postdam à Vienne, à Dresde et à Berlin. En attendant midi, pour lui être présenté avec mon fils Charles et M. de Lille, je vis la parade et je fus bientôt entouré et escorté jusqu’au châteaux par des déserteurs Autrichiens, et surtout de mon régiment, qui me carressoient presque, et me demandoient pardon de m’avoir quitté.

L’heure de la présentation sonna. Le Roi me reçut avec un charme inexprimable. La froideur militaire d’un quartier — général se changea en accueil doux et bienveillant. Il me dit qu’il ne me croyait pas un fils aussi grand. Il est même marié, Sire, depuis un an. — Oserais-je vous demander avec qui ? (Il avoit souvent cette expression, et aussi : si vous me permettez d’avoir l’honneur de vous dire.) Avec une Polonoise, une Massalska. — Comment une Massalska ? Savez-vaus ce que sa grand-mère a fait ? Non, Sire, lui dit Charles. — Elle mit le feu au canon au siège de Dantzic ; elle tira et fit tirer, et se défendait lorsque son parti, qui avait perdu la tête, ne songeait qu’à se rendre. — C’est que les femmes, dis-je alors, sont indéfinissables : fortes et foibles tour à tour ; indiscrètes, dissimulées, elles sont capables de tout. — Sans doute, dit M. de Lille, fâché de ce qu’on ne lui avoit encore rien dit, et avec une familiarité qui ne devoit pas réussir ; — sans doute, voyez… dit-il : le Roi l’interrompit. Je citai bientôt quelques traits à l’appui de mon opinion, comme celui de la femme Huchet, au siége d’Amiens. Le Roi fit un petit tour à Rome et à Sparte : il aimoit à s’y promener. Après une demi-seconde de silence, pour faire plaisir à de Lille, je dis au Roi que M. de Voltaire étoit mort dans ses bras. Cela fit que le Roi lui adressa quelques questions : il répondit un peu trop longuement, et s’en alla ; et Charles et moi nous restâmes à dîner. C’est là, pendant cinq heures tous les jours, que la conversation encyclopédique du Roi acheva de m’enchanter. Beaux-arts, guerre, médecine, littérature et religion, philosophie, morale, histoire et législation passoient tour à tour en revue. Les beaux siècles d’Auguste et de Louis XIV ; la bonne compagnie des Romains, des Grecs et des François ; la chevalerie de François Ier la franchise et la valeur de Henri IV ; la renaissance des lettres, et leur révolution depuis Léon X ; des anecdotes sur les gens d’esprit d’autrefois, leurs inconvéniens ; les écarts de Voltaire, l’esprit susceptible de Maupertuis, l’agrément d’Algarotti, le bel esprit de Jordans ; l’hypocondrie du marquis d’Argens, que le Roi se plaisoit à faire coucher pendant vingt-quatre heures, en lui disant seulement qu’il avoit mauvais visage : que sais-je, enfin ? tout ce qu’il y avoit à dire de plus varié et de plus piquant, c’étoit ce qui sortoit de sa bouche, avec un son de voix fort doux, assez bas, et aussi agréable que le mouvement de ses lèvres, qui avoit une grâce inexprimable : c’est ce qui faisoit, je crois, qu’on ne s’apercevoit pas qu’il fût, ainsi que les héros d’Homère, un peu babillard, mais sublime. La voix, le bruit et les gestes des bavards leur valent souvent cette réputation ; car on ne pouvoit certainement pas trouver un plus grand parleur que le Roi ; mais on étoit charmé qu’il le fût. Accoutumé à causer avec le marquis de Lucchesini, seulement devant quatre ou cinq généraux qui ne savoient pas le françois, il se dédommageoit ainsi de ses heures de travail, de lecture, de méditation et de solitude.

Encore, me disois-je, à moi-même, il faudra bien que je dise un mot : il venoit de nommer Virgile. — Quel grand poëte ! Sire ; mais quel mauvais jardinier ! — A qui le dites-vous ? répondit le Roi : n’ai-je pas voulu planter, semer, labourer, piocher, les Géorgiques à la main ? Mais, Monsieur, me disoit mon homme, vous êtes une bête, et votre livre aussi : ce n’est pas ainsi qu’on travaille. Ah ! mon Dieu, quel climat ! croiriez-vous que Dieu, ou le soleil me refuse tout ? voyez mes pauvres orangers, mes oliviers, mes citronniers ; tout cela meurt de faim. — Il n’y a donc que les lauriers qui poussent chez vous, Sire, à ce qu’il me semble. — Le Roi me fit une mine charmante ; et, pour détourner la fadeur par une bêtise, j’ajoutai bien vite : et puis, Sire, il y a trop de grenadiers dans ce pays-ci ; cela mange tout. — Et le Roi se mit à rire, parce qu’il n’y a que les bêtises qui fassent rire.

Un jour j’avois retourné une assiette pour voir de quelle porcelaine elle étoit. — D’où la croyez-vous ? — Je la crois de Saxe, mais au lieu de deux épées je n’en vois qu’une, qui les vaut bien. — C’est un sceptre. — J’en demande pardon à Votre Majesté, mais il ressemble si fort à une épée qu’on pourroit bien s’y méprendre. — Et, en vérité, cela étoit vrai de toutes les manières. On sait que c’est la marque de la porcelaine de Berlin. Comme le Roi faisoit quelquefois le roi, et comme il se croyoit quelquefois bien magnifique lorsqu’il prenoit une canne et une boîte avec quelques petits vilains diamans qui couroient l’un après l’autre, je ne sais trop si ma petite allégorie lui plut infiniment.

Un jour, comme j’arrivois chez lui, il vint à moi, et me dit : Je tremble de vous annoncer une mauvaise nouvelle. On vient de m’écrire que le Prince Charles de Lorraine est à toute extrémité. — Il me regarda pour voir l’effet que cela faisoit sur moi ; et, remarquant quelques larmes qui s’échappèrent de mes yeux, il changea par les transitions les plus douces de conversation, me parla de guerre, et puis du Maréchal de Lacy. Il me demanda de ses nouvelles et me dit : C'est un homme du plus grand mérite. Mercy, chez vous, autrefois ; Puysegur, chez les François, avoient quelques idées des marches et des campemens ; on voit par la castramélation d’Hygin, que les Grecs s’en étoient aussi fort occupés ; mais votre Maréchal surpasse les anciens, les modernes et tous les plus fameux qui s’en mêlèrent. Aussi, tout le tems qu’il a été votre quartier-maitre-général, si vous voulez me permettre de vous en faire faire la remarque, je n’ai pas eu le plus petit avantage. Rappelez-vous les deux campagnes de 1758 et 1759 : tout vous a réussi. Ne serai-je donc jamais débarrassé de cet homme-là, me disois-je souvent ? il fallut pourtant le récompenser : il le fut, on le fait Feldzeugmeister ; on lui donne un corps trop fort pour me harceler, trop foible pour me résister. Il se tire, malgré cela, de mes mains, et de tous les obstacles possibles, par la savante campagne de 1760. Un autre le remplaça. Cela n’est peut-être pas mauvais pour moi, dis-je alors : il y aura quelqu’occasion ; je l’ai cherchée, je l’ai trouvée à Torgau. Le Roi ne fit jamais un plus beau panégyrique de personne : car il le motivoit en convenant que c’étoit M. de Lacy qui avoit nettoyé la Moravie, la Bohême, la Lusace et la Saxe ; et assurément le Roi ne savoit pas que je lui fusse attaché comme je le suis : d’ailleurs, il n’y a jamais de compliment quand on cite des faits.

Le lendemain le Roi vint me dire, dès qu’il me vit, et avec l’air le plus pénétré : — Si vous devez apprendre la perte d’un homme qui vous aimoit, et qui honoroit l'humanité, il vaut mieux que ce soit de quelqu’un qui la sent aussi vivement que moi. Le pauvre Prince Charles n’est plus. D’autres sont faits peut-être pour le remplacer dans votre cœur y mais peu de Princes le remplaceront pour la beauté de son ame et pour toutes ses vertus. En me disant cela, son attendrissement devint extrême. Je lui dis : — Les regrets de V. M. sont une consolation ; et elle n’a pas attendu sa mort pour dire du bien de lui. Il y a de beaux vers à son sujet dans le poëme sur l’art de la guerre. — Mon émotion me troubloit malgré moi ; cependant je les lui rappelai. L’homme de lettres parut me savoir gré de ce que je les savois par cœur. Son passage du Rhin est une très-belle chose, me dit-il ; mais le pauvre Prince dépendait de tant de gens : je n’ai jamais dépendu que de ma tête, quelquefois trop pour mon bonheur ; il était mal servi, assez peu obéi : ni l’un ni l’autre ne m’est jamais arrivé. Votre général Nadasdy m’a paru un grand général de cavalerie. — Comme je n’étois pas de son avis, je me contentai de dire qu’il étoit bien brillant et bien beau au coup de fusil, et qu’il auroit mené ses housards dans l’enfer, tant il savoit les animer. — Qu’est devenu un brave colonel qui a fait le diable à Rosbach ? Ah ! c’étoit, je crois y le marquis de Voghera… Oui, c’est cela, car je demandai son nom après la bataille. — Il est général de cavalerie. — Pardi, il fallait avoir bien envie de se battre pour charger ce jour-là, comme vos deux régimens de cuirassiers, et, je crois aussi vos housards : car la bataille était perdue avant de la commencer. — À propos de M. de Voghera, j’ignore si V. M. sait ce qu’il fit avant de charger : c’est un homme bouillant, inquiet, toujours pressé, et qui a quelquefois de cet ancien bon genre chevaleresque : voyant que son régiment n’arriveroit pas assez vite, il courut en avant, et s’approchant assez près du commandant du régiment de cavalerie prussienne, à qui il en vouloit, il le salua comme à l’exercice : l’autre le lui rendit, et ils s’attaquèrent ensuite comme des enragés. — C’est un fort bon genre ; je voudrois connoitre cet homme, je l’en remercierois : votre M. de Ried avait donc le diable au corps, de faire avancer les braves dragons qui ont porté votre nom avec tant de gloire si longtems, entre trois de mes colonnes. Il m’avoit fait la même question au camp de Neustadt, et j’avois eu beau lui dire que ce n’étoit pas M. de Ried ; qu’il ne les avoient pas sous ses ordres ; que le Maréchal Daun n’auroit pas dû les envoyer dans le bois d’Eilenbourg, et qu’on n’auroit pas dû leur commander d’y faire halte, sans envoyer seulement à l’avance une patrouille : le Roi ne pouvoit pas souffrir notre général Ried, qui lui avoit déplu comme Ministre à Berlin, et il mettoit tout sur le compte des gens qu’il n’aimoit pas. — Quand je pense à ces diables de camps de Saxe, ce sont des citadelles inattaquables : si M. de Lacy avoit encore été quartier-maître-général à Torgau, je n’aurois pas essayé de l’attaquer ; mais je vis bien tout de suite que le camp étoit mal pris. — La bonne réputation des camps donne quelquefois envie de les essayer. Par exemple, j’en demande pardon à V. M., mais j’ai toujours cru qu’elle auroit fini par tenter celui de Plauen, si la guerre avoit duré, — Oh ! non y en vérité ; il n’y avoit pas moyen. — V. M. ne croit-elle pas qu’avec une bonne batterie sur la hauteur de Dolschen, qui nous commandoit, quelques bataillons les uns derrière les autres dans le ravin, pendant la nuit, attaquant un quart d’heure avant le jour, et donnant une espèce d’assaut à notre camp, entre Coschutz et Guitersée, où j’ai remarque vingt fois qu’on pouvoit avoir un front de trois bataillons ; V. M., dis-je, ne croit-elle pas qu’elle auroit emporté cette batterie, presqu’invincible, ce boulevard, notre pis-aller, et au moins notre asile. — Et votre batterie du Windberg, qui auroit fouaillé mes pauvres bataillons dans votre ravin. — Mais, Sire, la nuit. — Oh ! on ne pouvoit manquer personne ; ce grand’fond depuis Bourg, et même Potschappel eût été une gouttière sur nous : vous voyez bien que je ne suis pas aussi brave que vous le pensez.

L’empereur étoit parti pour son entrevue avec l’Impératrice de Russie : cette entrevue ne plaisoit pas au Roi ; et, pour défaire le bien qu’elle nous avoit fait, il envoya tout de suite à Pétersbourg, fort maladroitement, le Prince Royal : il se doutoit que la cour de Russie alloit lui échapper ; et je mourois de peur qu’au milieu de ses boules, il ne se souvînt que j’étois Autrichien. Comment, me disois-je, pas une seule épigramme sur nous, sur notre maître ? Quel changement !

Le brise-raison Pinto, à table, dit un jour à son voisin : — L’Empereur est un grand voyageur ; il n’y en a jamais eu qui ait été plus loin que lui. Je vous demande pardon, Monsieur, dit le Roi ; Charles-Quint alla en Afrique : car il y gagna la bataille d’Oran. Et, se retournant vers moi sans que je pusse deviner s’il y avoil de la plaisanterie, ou seulement de l’historique dans cela, il me dit : l’Empereur est plus heureux que Charles XII ; il est entré comme lui par Mohilow ; nais il me semble qu’il ira à Moscow. Le même Pinto disoit un jour au Roi, embarrassé de savoir qui il enverroit dans les pays étrangers comme Ministre : Pourquoi ne songez-vous pas à M. de Lucchesini, qui est un homme d’esprit ? C’est pour cela, répond le Roi, que je veux le garder ; je vous enverrai plutôt que lui, ou un ennuyeux comme M. un tel : — et il le nomma tout de suite ministre je ne sais où.

M. de Lucchesini, par l’agrément de sa conversation, faisoit valoir celle du Roi. Il savoit sur quoi il lui étoit agréable de la faire tomber ; et ensuite il savoit écouter, ce qui n’est pas aussi aisé qu’on le croit, et ce qu’un sot n’a jamais su. Il étoit aussi agréable à tout le monde qu’à S. M., par ses manières séduisantes et la grâce de son esprit : — Pinto, qui n’avoit rien à risquer, se permettoit tout. — Demandez, Sire, au général Autrichien tout ce qu’il m’a vu faire lorsque j’étois au service de l’Empereur. — Un feu d’artifice pour mon mariage, n’est-il pas vrai, mon cher Pinto ? — Faites-moi l’honneur de me dire, interrompit le Roi, s’il a réussi ? — Non, Sire ; cela alarma même tous mes parens, qui crovoient que c’étoit un mauvais signe. M. le Major, que voilà, avoit imagine de joindre deux cœurs enflammés, image très-neuve de deux époux. La coulisse sur laquelle ils devoient se glisser manqua ; le cœur de ma femme partit, et le mien resta là. — Vous le voyez, Pinto ; vous ne valiez pas mieux chez eux que chez moi. — Oh ! Sire, dis-je alors, V. M., depuis ce tems-là, lui doit des dédommagemens pour les coups de sabre qu’il a reçus à la tête. Le Roi me dit : Il n’en a que trop. Pinto, ne vous ai-je pas envoyé hier de mon bon miel de Prusse ? — Oh ! sûrement, dit Pinto ; c’est pour le faire connoître : si V, M. pouvoit parvenir à en avoir le débit, elle seroit le plus grand Roi de la terre : car il n’y a que cela dans votre royaume ; mais il y en a beaucoup. Savez-vous, me dit le Roi, un jour, que j’ai été à votre service ? j’ai fait mes premières armes pour la maison d’Autriche. Mon Dieu ! comme le tems se passe ! Il avoit une manière de mettre les mains ensemble, en disant ces Mon Dieu ! qui lui donnoit tout-à-fait l’air bon homme, et extrêmement doux. Savez-vous que j’ai vu luire les derniers rayons du génie du Prince Eugène ? — C’est peut-être à ces rayons que le génie de Votre Majesté s’est allumé. — Eh ! mon Dieu, qui pourroit valoir le Prince Eugène ? — Celui qui vaut mieux, par exemple, qui auroit gagné douze batailles. — Il prit son air modeste. J’ai toujours dit qu’il est aisé de l’être quand on est en fonds. Il ne fit pas semblant de me comprendre, et me dit : Quand la cabale que, pendant quarante ans, le Prince Eugène a toujours eue contre lui dans son armée vouloit lui nuire, elle profitoit du tems où ses esprits, assez recueillis, le matin, s’étaient un peu dissipés par les fatigues de la journée : c’est ainsi qu’on lui a fait entreprendre sa mauvaise marche sur Mayence.

— Vous ne m’apprendrez rien sur votre compte, Sire, lui dis-je ; je sais tout ce que V. M. a fait, et même ce qu’elle a dit ; je puis lui raconter ses voyages à Strasbourg, en Hollande, et ce qui se passa dans un bateau. À propos de cette campagne sur le Rhin, un de nos vieux généraux, que je fais souvent parler, comme on lit un vieux manuscrit, me raconta qu’il fut bien étonné de voir un jeune officier Prussien qu’il ne connoissoit pas, dire à un général du feu Roi, qui expédioit verbalement l’ordre de ne pas aller au fourrage : — Et moi, Monsieur, je vous ordonne d’y aller ; notre cavalerie en a besoin : en un mot, je le veux. — Vous me voyez trop en beau, dit le Roi ; demandez ci ces Messieurs, et mes humeurs, et mes caprices. Ils vous en diront de belles sur mon compte.

Nous revînmes aux anecdotes cachées, ou consignées dans très-peu d’ouvrages. — Je me suis bien amusé, dis-je au Roi, de tout plein de livres, vrais ou faux, écrits par des réfugiés et qu’on ne connoît peut-être pas en France. Où avez-vous trouvé toutes ces belles choses-là ? cela m’amuserait le soir, plus que la conversation d’un docteur de Sorbonne que j’ai ici, et que je tâche de convertir. — J’ai trouvé tout cela, lui dis-je, dans une bibliothèque de Bohême, qui m’a désennuyé pendant deux hivers. — Comment donc ? deux hivers en Bohême ! que diable faisiez-vous là ? y a-t-il long-tems ? Non, Sire ; il y a un ou deux ans : je m’étois retiré là pour lire à mon aise. — Il sourit, et eut l’air de me savoir bon grë de ce que je ne lui nommai pas cette petite guerre de 1778, dont il me sembla qu’il n’aimoit pas à parler : et, voyant bien que c’étoit pendant mes quartiers d’hiver que j’avois été en Bohême, il fut satisfait de ma retenue. Comme c’étoit un vieux sorcier qui devinoit tout, et dont le tact était le plus fin qu’il y ait jamais eu, il s’aperçut que je ne voulois pas lui dire que je trouvois Berlin changé depuis que j’y avois été. Je n’avois garde de lui rappeler que j’étois de ceux qui s’en étoient empares en 1760, sous les ordres de M. de Lacy ; c’étoit pour lui avoir parle de l’autre prise de Berlin par le Maréchal Haddik, que le Roi avoit pris M. de Ried en guignon.

À propos du docteur de Sorbonne avec qui il disputoit tous les jours : Faites-moi avoir un évêché pour lui, me dit-il une fois. — Je ne crois pas, lui répondis-je, que ma recommandation et celle de V. M. puissent lui être utiles chez nous. Oh ! non, dit le Roi ; j’écrirai à l’Impératrice de Russie pour ce pauvre diable : car il commence à m’ennuyer. Il s’avise d’être janséniste. Mon Dieu, que les jansénistes d’à présent sont bêtes ! Il ne fallait pas détruire le foyer de leur génie, ce Port-Royal, tout exagéré qu’il étoit. C’est qu’il ne faut rien détruire ! Pourquoi a-t-on détruit aussi les dépositaires des grâces de Rome et d’Athènes, ces excellens professeurs des humanités, et peut-être de l’humanité y les ci-devant Révérends ? L’éducation y perdra ; mais comme mes frères, les Rois catholiques, très-chrétiens, très-fidèles et apostoliques, les ont chassés, moi, très-hérétique, j’en ramasse tant que je puis, et l’on me fera peut-être la cour pour en avoir ; je conserve la race, et je disais aux miens l’autre jour : Un Recteur comme vous, mon Père, Je puis très-bien le vendre 300 écus ; vous, Révérend Père Provincial, 600 ; ainsi des autres, à proportion : quand on n’est pas riche, on fait des spéculations.

Faute de mémoire et d’occasions de voir plus souvent et plus long-tems le plus grand homme qui ait jamais existé, je suis obligé de m’arrêter. Il n’y a pas un mot dans tout cela qui ne soit de lui : et ceux qui l’ont vu y retrouveront sa manière. C’est tout ce que je veux pour le faire connoître à ceux qui n’ont pas eu le bonheur de le voir. Ses yeux, trop durs dans ses portraits, mais tendus par le travail du cabinet et les fatigues de la guerre, s’adoucissoient en écoutant ou en racontant quelque trait d’élévation ou de sensibilité. Jusqu’à sa mort, et peu de tems encore auparavant, malgré bien des petites légèretés qu’il a su que je m’étois permises en parlant ou en écrivant, et qu’il n’a sûrement attribuées qu’à mon devoir, qui étoit opposé à ses intérêts, il a daigné m’honorer des marques de son souvenir, et il a chargé souvent ses ministres de Paris et de Vienne de m’assurer de sa bienveillance.

Je ne crois plus aux tremblemens de terre et aux éclipses de la mort de César, puisqu’on n’en a pas éprouvé à la mort de Fréderic-le-Grand.

Je ne sais si de grands phénomènes de la nature, Sire, annonceroient le jour où vous cesseriez de régner ; mais c’est un phénomène dans le monde qu’un Roi qui gouverne une République, en se faisant obéir et respecter pour lui-même, autant que par ses droits.