Lettres et pensées du maréchal prince de Ligne/Lettres/Empereur Joseph novembre 1789

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A l’Empereur Joseph, au mois de novembre 1789.


A Belgrade.


JE suis comblé de joie de la permission que Votre Majesté Impériale vient de m’accorder, d’aller me mettre à ses pieds, et de rester à Vienne jusqu’à ce que je mène en Moravie ou en Silésie, comme je l’espère, l’armée qui revient de Syrmie. Je suis plus sensible, Sire, aux grâces qu’aux disgrâces. Les soins que je n’ai cessé de donner au siège de Belgrade, et la fièvre que le quinquina n’a pu vaincre, m’ont empêché d’éprouver le chagrin que j’aurois dû ressentir de cette terrible phrase : attendez-vous aux preuves de mon mécontentement, n’ayant ni le goût, ni l’habitude de me laisser désobéir.

Je m’étois bien trouvé de ma conduite, Sire, il y a onze ans, dans la guerre de Bavière ; et vous m’en aviez remercié : cette fois-ci Votre Majesté m’avoit ordonné par le retour de mon courrier, le capitaine Jakobiska, de ne lui envoyer que des estafettes, parce que les ministres étrangers sont toujours à l’affût des nouvelles, et si j’ai fait partir mon aide-de-camp, c’est parce que le comte de Choiseuil a écrit de Constantinople de faire passer bien sûrement et bien directement sa dépêche très-importante au marquis de Noailles, qui doit en faire part au prince de Kaunitz. Mon courrier s’est arrête à Laxembourg : ainsi son arrivée n’a pas fait de bruit à Vienne. Les estafettes dorment, s’enivrent ou sont assassinés. On m’a rapporte, l’autre jour, des dépêches couvertes du sang et de la cervelle d’un pauvre diable qui avoit été tué dans le Bannat.

Je vous demande pardon, Sire, de n’avoir pas eté plus inquiet de votre colère. C’est que je connois encore mieux votre justice. J’ai regretté profondément les lettres pleines de confiance et d’amitié que Votre Majesté m’écrivoit l’année dernière ; mais je n’ai pas douté du retour de ses bontés, même après l’ordre sévère de choisir pour mon quartier d’hiver ou Belgrade, ou Esseck, ou Petervaradin, au lieu de me permettre d’aller à Vienne remettre ma santé. Je me suis dit : un voyage qu’un de mes aides-de-camp a fait mal à propos dans les Pays-Bas, au plus fort de la révolte, fait croire peut-être à Sa Majesté que j’y étois pour quelque chose, et que j’avois quelque rapport avec les mécontens : cala ne sera pas long. Sa Majesté se ressouviendra d’abord, et puis trouvera que cela est impossible.

Pendant ce tems-là je me vengeois de vous, Sire ; j’écrivois à la Reine de France pour la supplier de vous envoyer le docteur Scyffert, dont le grand talent est de guérir promptement le mal qui fait souffrir Votre Majesté : je souhaite qu’elle n’en ait pas besoin, ou que cet homme arrive tout de suite. Rien ne m’intéresse plus, Sire, que votre gloire et votre vie, pour laquelle je donnerois la mienne ; et je l’exposerai du moins bien volontiers devant Neiss, si, comme le Maréchal Loudon le désire, on lui permet de se porter sous les murs de cette place, pour empêcher le Roi de Prusse de se mêler de nos affaires, et de faire le médiateur, ce qui me paroît sa folie.