Lettres et pensées du maréchal prince de Ligne/Lettres/De Lacy décembre 1789

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Au Maréchal De Lacy, en décembre 1789.


De Belgrade.


CE n'est pas pour me faire valoir, mon cher maréchal, car mon devoir ne me coûte rien ; mais je suis assommé de propositions pour me mettre à la tête des Flamands. Je n'ai répondu qu'une seule fois, pour dire que je ne répondrois point : je leur ai fait entrevoir la sottise et l'impuissance de leur révolte (grâce à leur pauvre tête) ; car ils pourroient bien empêcher d'un côte le passage de la Sambre, et de l'autre celui de la Dyle, par les bords escarpés qui se trouvent de leur côte ; et après leur avoir démontré qu'ils ne savoient pas lire le Bourguignon du bon Duc, auteur de leur joyeuse entrée, j'ai ajouté que je les remerciois des provinces qu'ils m'offroient, mais que je ne me révoltois jamais pendant l'hiver.

Je n'ai pas même honoré Vandernot de cette mauvaise plaisanterie, et n'ai pas répondu à sa sommation, de venir défendre nos privilèges, ni à ses menaces si je ne m'y rendois pas tout de suite.

Je prie Votre Excellence de ne pas dire un mot de tout cela à l'Empereur, que je plains d’avoir cru peut-être que je m’intéressois à la révolte belgique ; car je m’imagine que c’est pour cela que je suis ici dans une espèce d’exil. Comme il revient aisément des impressions qu’il prend, je suis sûr qu’il me fera sortir bientôt de cette situation, en rétractant l’ordre de choisir pour mon quartier d’hiver Belgrade, Esseck ou Petervaradin.

Si j’y reste, je m’en vengerai en refaisant ce qu’on appelle le chemin du prince Eugène, une belle communication de Semlin à Belgrade, en achevant en Syrmie un canal commencé par les Romains : j’y emploierai tout mon corps d’armée.

Le Tefterdar que j’ai eu chez moi en otage, et qui, oubliant Mahomet, a fait semblant de prendre le vin d’Hongrie pour du sorbet, m’a dit l’autre jour quel étoit l’acharnement des ministres de Prusse et d’Angleterre pour faire continuer la guerre.

Ces deux puissances, par une politique infernale et mal entendue, veulent faire perdre les Pays-Bas à la maison d’Autriche ; et l’Angleterre veut faire perdre la France à la France. Qu’on se dépêche à Vienne de conclure la paix. Je sais que les femmes, les abbés et les oisifs d’une grande ville ne la veulent jamais ; mais quand même on auroit toute la Bosnie, très-difficile à conquérir à cause des châteaux d’une féodalité Musulmane dont le nom est ignoré, on n’en seroit pas plus riche. Contentons-nous de Dubilza, Novi, Sabacz, Belgrade et Choczim, et que la Russie se contente d’Oczakow. Courons au plus pressé ; qu’on éteigne l’incendie des Pays-Bas, et qu’on prévienne celui de la France ; bientôt il n’en sera plus tems.

On ne peut penser à rien à Pétersbourg que quand on est en paix avec Constantinople. Le jour qu’on y apprit que Bulgakoff étoit aux Sept-Tours, l’Impératrice en étoit presque fâchée. C’est une souveraine pour l’histoire bien plus que pour le roman, quoiqu’on ne le croie pas. Le prince Potemkin, qui tenoit à l’une et à l’autre, est bien revenu du roman.

La France sera punie par où elle a péché ; elle sera punie d’avoir fait révolter l’Amérique, et d’avoir accoutumé la Turquie à l’inimitié avec l’Autriche. Les pauvres Turcs, peu au fait de ce qui se passe en Europe, croient peut-être qu’ils seront soutenus par leurs alliés ; et les Anglois se repentiront de ne pas appuyer le trône du malheureux et vertueux Louis XVI. Mon Dieu ! que je plains la pauvre reine aux Tuileries ! Tous les détails que Votre Excellence me donne de cette arrivée à Paris m’ont fait fondre en larmes.