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Lettres et pensées du maréchal prince de Ligne/Lettres/Impératrice/17 mars 1792

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Ce 17 mars 1792.

Vienne.


Madame,


VOTRE Majesté n’a rien à faire, son petit ménage est rangé ; et si on l’en avoit cru, celui des autres le seroit aussi. Dans l’oisiveté que lui donne son activité, elle n’est presque pas excusable de m’oublier ainsi.

Je n’ai pas eu l’honneur de connoître les autres Souverains de la Russie, ni d’en être connu. Je conçois bien que leurs affaires les empêcheroient de me répondre si j’avois pris la liberté de leur écrire. L’un seroit occupé de plans de campagne, l’autre de ses finances, un autre de ses quartiers d’hiver, un autre de sa cour, un autre de son intérieur, un autre de ses ministres, un autre de ses chiens, un autre de sa famille, de sa femme et de ses enfans : chacun a ses affaires, mais Votre Majesté qui fait les siennes avec quatre lignes, quatre vaisseaux et quatre bataillons, pourquoi ne m’a-t-elle pas écrit ? aussi j’espère que, pour la première fois de sa belle vie, Votre Majesté Impériale connoîtra le remords. Je suis le seul en état de lui donner l’absolution que le divin Platon et tout le clergé russe, dont j’aime l’instruction, la robe, la barbe et les vertus, n’est point en état de lui accorder. Voilà six mois que je n’ai reçu de lettres de Votre Majesté, et c’est la seule fois que cela me soit arrivé depuis douze ans. N’est-ce pas aussi tyrannique que si elle dépouilloit un de ses braves généraux d’un grand gouvernement ? Je parle à sa conscience, je vais parler à sa bonté.

Quoique le caractère le plus ferme, le plus simple et le plus sensible ne m’ait point donné depuis six mois des marques de souvenir, j’ai besoin de parler à Votre Majesté Impériale. S’il y avoit seulement le plus petit grand homme à présent dans les quatre parties du monde, je lui écrirois pour ne pas vous incommoder, Madame ; mais il faut que Votre Majesté paie pour elle et les grands hommes qui ont disparu.

Je n’ai pu apprendre en Russie si Pierre I avoit jamais ri de bon cœur. Ainsi je ne suis pas sûr que je me fusse exposé à recevoir un mot sec de sa part. Frédéric II m’a recommandé trois fois, à l’aide de Dieu et à sa sainte et digne garde, comme s’il s’étoit mis dans le cas d’en faire les honneurs. Louis XIV m’auroit écrasé par sa signature ; mais je crois que j’aurois reçu par la poste quelques bons ventre-saint-gris du pauvre Béarnois, s’il avoit eu assez d’argent pour affranchir sa lettre.

Alexandre écrivoit bien, mais il a eu Quinte-Curce pour secrétaire. Son imitateur suédois parloit un latin gothique. J’aurois pu attraper quelque billet de César, ou d’Alcibiade, et j’aurois ouvert avec plaisir et avidité une lettre militaire ou amicale du grand Condé. Une réflexion qui m’arrive à présent (car je m’avise de tout, même de réfléchir), c’est que c’est sous les règnes, même les plus durs, que l’on a vu de grands hommes en guerre et en littérature ; mais je n’en vois point au milieu de l’anarchie et de ses atrocités. Quand Rome a eu des Sylla et des Marius, elle étoit soumise et partagée. Les Scipions étoient de grands aristocrates ; Périclès étoit une espèce de Roi ; Horace et Virgile auroient eu peu de succès pendant les guerres civiles. Si Montagne et le bon Lafontaine avoient vécu de notre tems, l’un avec ses vérités, l’autre avec ses naïvetés et ses distractions, ils auroient été pendus les premiers.

J’ai fait ma cour, une fois, à notre jeune Empereur que je trouve vieux, grâce à deux campagnes et à son éducation commencée par Joseph II, le Monarque infortuné dont le souvenir de Votre Majesté Impériale fait l’apothéose. J’ai pris la liberté de dire à l’Empereur, au sujet des Pays-Bas, que la vigueur exemptoit de la rigueur, et que j’étois sûr que six mois de fermeté, en montant sur le trône, consolideroient son règne pour toute sa durée. La honte avec laquelle il a bien voulu accueillir un courtisan moraliste, qui a osé placer les mots d’élévation et de patriotisme dans sa petite audience, est d’un bien heureux augure.

Qu’on regarde l’étoile du Nord, c’est véritablement celle des Rois ; elle guide au temple de l’immortalité. Je suis, etc.