Lettres et pensées du maréchal prince de Ligne/Lettres/Impératrice/En 1793

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En 1793.

De Belœil.


M a d a m e,


JE viens de voler à Votre Majesté une vue de Czarskozelo, celle de la colonne de Kagul, à la place de laquelle j’ai mis un obélisque en marbre blanc de la hauteur de quarante-cinq pieds. Sur l’un des côtés est écrit : A mon cher Charles pour Sabatsch et Ismaël ; l’autre est surmonté par la croix de St. Georges et celle de Marie-Thérèse, et sur un autre face, on lit : nec te juvenis memorande silebo, et sur l’autre : sein Muth macht meinen Stolz, seine Freundschaft mein Glück. Son courage fait mon orgueil, son amitié mon bonheur.

Au bout de cette prairie, qui finit par un vallon rétréci et par un bois d’orangers encaissés dans la terre, il y a un temple de marbre en ruines, au-dessus d’une superbe cascade qui tombe nuit et jour. J’ai arrangé, changé, placé moi-même chaque morceau d’architecture sur le terrain, faute de savoir dessiner ; car je n’ai aucun talent, à moins que je ne me permisse de dire, comme Duclos, mon talent à moi c’est l’esprit ; mais qui oseroit s’en croire en pensant à Votre Majesté ? À propos des nations que je trouve dégénérées, j’ai l’honneur de représenter à Votre Majesté Impériale que je suis presque toujours de l’avis de tout le monde par paresse, et parce que peu de personnes sont capables d’entendre une discussion. Mais elle m’a fait l’honneur de me dire en voiture, en allant à Czarskcozelo, en 1780, qu’une des bonnes qualités de Pierre I.er étoit qu’on pouvoit disputer avec lui.

Je crois, comme Votre Majesté, que depuis la création du monde chinois, ou du monde chrétien, il y a les mêmes passions. Il y a peut-être sur la terre la même somme de vertus, de vices, de bien et de mal ; mais il dépend des Souverains de la distribuer inégalement.

Nous avons lu qu’Athènes et Rome avoient disparu. Nous voyons Paris disparoître, et nous admirons le plus haut degré de la gloire, de la puissance et des arts dans Pétersbourg, et trois ou quatre Russies de toutes les couleurs.

Votre Majesté a ramassé quelques matériaux et des pièces détachées qui n’avoient point été mises en œuvre dans l’attelier de Pierre I.er ; elle a dressé l’édifice, en y ajoutant bien d’autres pièces encore ; et avec des ressorts dont on ne voit pas le mécanisme, elle a fait aller une machine immense.

Sans vous, Madame, j’ose le dire, votre empire n’auroit été qu’un grand colosse efflanqué ; Votre Majesté, en ajoutant encore cependant à sa gigantesque figure, lui a donne la force et la santé pour plusieurs siècles, si vos traces sont suivies.

Mon cher et inimitable, aimable et admirable Prince de Tauride, qui fait si bien la guerre aux sots Musulmans, a usé la nature pour longtems ; car elle lui a donné toute l’étoffe qu’elle auroit employée à faire une centaine de gens de cœur et d’esprit, qu’on auroit vus avec plaisir et employés avec utilité.

Si je ne craignois pas qu’au lieu de me lire il ne s’occupât d’une rangée de bachas, ou de colonnes, ou de navets, je lui écrirois.

Suis-je encore obligé de parler du profond respect et de l’enthousiasme avec lequel je suis, Madame, de Votre Majesté le plus humble et le plus fidèle sujet, russe et tartare ?

Ligne.