Lettres et pensées du maréchal prince de Ligne/Lettres/Joseph/31 octobre 1788

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Le dernier octobre 1788.

Au Camp d’Oczakow.


ENFIN, Sire, me voilà presque parti ; il n’y a plus que deux lieutenans-généraux qui se relèvent à la tranchée, mon cher prince d’Anhalt et Bazile Dolgorucki. Je vais profiler de la permission que me donne Votre Majesté Impériale, de faire ce que je peux pour son service. Il n’y a plus qu’un coup de désespoir qui puisse nous mettre en possession d’Oczakov, car il faudra bien se tirer, d’une façon ou de l’autre, de la glace, de la neige, ou tout au moins de la boue où nous nous enfonçons tous les jours de plus en plus. Branicki est parti pour ses terres, Nassau pour Pétersbourg, George Dolgorucki pour Moscou, Xavier Lubomirski et Solohup pour la Pologne, et d’autres généraux pour je ne sais où : ils sont tous dégoûtés et presque malades.

J’ai donné à dîner au prince avec cinquante généraux, des consuls, des Zaporogues, des Juifs et des Arméniens. Il m’est arrivé en uniforme ; je lui ai dit : Vous n’avez pas aujourd’hui la capotte verte, mon prince ? voilà bien la plus grande preuve de disgrâce. Cela l’a fait rire ; il s’est jeté à mon cou, et nous nous sommes embrassés comme des pauvres. Comme on ne peut lui parler que devant des Popes, des brigands, des consuls intriguant dans l’Orient, ou de nouveaux baptisés, je lui fis dire que j’attendois le jour de son St. Grégoire qui, à ce que j’espérois, feroit encore un miracle pour lui, et que je partirois le lendemain 12 octobre.

Il me répondit qu’il n’attendoit qu’une frégate : elle n’arriva pas, mais le jour de St. Grégoire arriva.

Il n’attaqua point, il n’en étoit pas seulement question. Il voulut se donner une partie de plaisir, à lui-même et à son patron, en prenant, le jour de sa fête, un bâtiment turc : le bâtiment ne fut pas pris. Le prince fut toute la journée d’une mélancolie hypocondriaque et profonde, et ne me traita pas fort bien, surtout devant les grands de son armée. Mais le soir, lorsque je pris congé de lui, il parut sortir d’un rêve ; il me dit : Vous partez donc… Il s’attendrit, me serra long-tems dans ses bras à plusieurs reprises, courut après moi, recommença encore, et enfin me quitta avec beaucoup de peine.

Je pars en rendant justice à ses bonnes qualités, à son esprit, à sa grâce, au bon ton qu’il a quand il veut, à sa noblesse, à sa valeur, à sa genérosité, et même à son espèce d’humanité. Je le regrette et j’en suis regretté. Je vais monter en voiture, n’en pouvant plus de mauvaise chère, de mauvais vin, de mauvaise eau, de mauvais air, de froid et d’ennui, et bien las de ne voir depuis un an que la mer et des déserts. Je sens que je vais me jeter dans d’autres aventures qui ne tourneront pas plus au profit des deux empires qu’à mon agrément. Je quitte les manières sauvages, et les finesses asiatiques d’un maréchal pour en aller trouver un autre, dont les formes européennes cachent le peu d’envie qu’il a de se compromettre[1]. Je sais bien qu’il fait toujours semblant d’avoir à se plaindre d’être arrêté, contrarié ; mais il parle bien, quoiqu’un peu diffus ; il est aimable, séduisant ; il a l’air militaire ; il est adoré, même de tous ceux qu’il persifle ; il inspire l’enthousiasme à son armée, et la contient par la discipline, comme son quartier-genéral par la décence et la noblesse de ses manières : il est estime de l’Europe et craint par les Turcs.

  1. Le Maréchal Romanzow.