Lettres et pensées du maréchal prince de Ligne/Lettres/Kaunitz novembre 1788

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Au Prince de Kaunitz, au mois de novembre 1788.


A Jassy.


J’AI reçu bien à propos, mon Prince, l’ordre que vous m’avez donné de me plaindre de la conduite des émissaires ou commissaires russes vis-à-vis des Monténégrins. On commençoit à nous blâmer, avec raison ; mais il y a toujours plus de finesse d’une part que de l’autre. Les Russes que Pierre I, à force de barbarie, a voulu civiliser, et qu’il a fait battre et tuer pendant neuf ans pour leur apprendre à vaincre, ce qu’ils savoient avant lui, ces Russes sont tout aussi malins que jamais. Cette manière de dégoûter des Autrichiens les Albanois, et tous leurs voisins, est très-dangereuse ; car de grecs en grecs on s’approche de la Hongrie.

Un officier du génie, que je ne nommerai pas à V. A., chargé de sommer le bacha de Choczim, lui a dit devant sa garnison : Méfiez-vous des Russes ; ne vous rendez point à eux, et dépêchez-vous de vous rendre au prince de Cobourg ; car les Russes ont dit qu’ils violeroient vos femmes et déchireroient vos entrailles. J’ai bien juré que cela n’étoit pas vrai : voilà le seul mensonge que je me suis permis. Car je sais que ce ne seroit pas vous faire ma cour, mon Prince : votre grande politique est la vérité.

La mienne est de me livrer en enfant perdu, quitte à être abandonné. Par exemple, j’ai dit au prince Potemkin que s’il vouloit marcher sur les bords de la mer Noire jusqu’au Danube, et faire marcher Romanzow à Bucharest, je réussirois à le faire hospodar de Moldavie et de Valachie. — Je me moque bien de cela, m’a-t-il dit ; je parie que je serois roi de Pologne si je le voulois : j’ai refusé d’être duc de Courlande ; je suis bien plus que tout cela. — Au moins, ai-je répondu, rendez ces deux pays (la Moldavie et la Valachie) indépendans des Turcs à la paix. Faites qu’ils soient gouvernes par leurs boyards, sous la protection des deux Empires. Il m’a dit : Nous verrons.

V. A. verra plus aisément que qui que ce soit, par la morale de la fable de l’alouette avec ses petits, dont elle se souvient sûrement, qu’on ne peut s’en rapporter qu’à soi, et qu’on n’a des alliés que pour être sûr de n’avoir pas tout à fait des ennemis de plus.

Mon colosse Potemkin se remuera peut-être un jour : c’est l’emblème de l’empire. Il y a des mines d’or et des Steppes dans l’un et dans l’autre ; mais ce colosse-ci est mieux nourri ; l’autre s’amincit en grandissant. Dieu nous conserve l’immortelle Impératrice ; mais, comme elle ne le sera que dans l’histoire, je crois qu’il faudroit extrêmement ménager le Grand-duc, qui, en réformant des millions d’abus, en créera d’autres : capable de travail, changeant trop souvent d’avis et d’amis pour avoir un favori, un conseiller, ou une maîtresse ; prompt, ardent, inconséquent, il sera peut-être à craindre un jour, si c’est à lui que sa mère laisse l’empire ; mais je crois que si elle en a le tems ce sera plutôt au petit Grand-duc Alexandre ; car elle éloigne autant son fils des affaires qu’elle en rapproche son petit-fils. Elle le forme elle-même au gouvernement, tout jeune qu’il est. Son père est dans ce moment-ci tout prussien ; mais il ne l’est peut-être que comme M. le Dauphin étoit dévot, parce que Louis XV ne l’étoit pas.

Voici encore une addition à ce portrait : son esprit est faux, son cœur droit ; son jugement est un coup du hasard ; il est méfiant, susceptible, aimable en société, intraitable en affaires, passionné pour l’équité, mais emporté par sa fougue, qui ne lui permet pas de distinguer la vérité ; faisant le frondeur ; jouant le persécuté, quoique sa mère veuille qu’on lui fasse la cour, et qu’on lui facilite les moyens de s’amuser autant qu’il le veut. Malheur à ses amis, ses ennemis, ses alliés et ses sujets ! D’ailleurs il est extrêmement mobile ; mais pendant le peu de tems qu’il veut une chose dans son intérieur, ou qu’il aime, ou qu’il hait, c’est avec violence et entêtement. Il déteste sa nation, et m’en a dit une fois à Gatschina des choses que je ne puis répéter.

Je n’ai réussi qu’à trois choses : j’ai fait donner la flottille au prince de Nassau, qui a pris ou brûlé trente-six bâtimens, grands et petits ; tué ou noyé cinq mille hommes, et pris cinq cent soixante-dix-huit pièces de canon ; j’ai fait passer le Bog à un maréchal, et le Niester à l’autre.

Je puis mettre encore Choczim au rang de mes exploits militaires, puisque c’est à force de courriers que je l’ai fait attaquer ; et au rang de mes exploits politiques, puisque j’ai obtenu de l’Impératrice qu’elle nous en assurât la possession, quelque paix que l’on fasse.

Je prie V. A. de me conserver toujours les bontés qui, depuis mon enfance, l’ont engagée souvent à m’appeler son fils : j’aspire à ce titre par la tendresse et le respect que je lui ai voués.