Lettres et pensées du maréchal prince de Ligne/Lettres/Joseph/aout 1788 2

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Au mois d’août 1788.

Au Camp sous Oczakow.


SI j’étois souverain j’aimerois assez des sujets qu’on pût désavouer. Je ne suis pas fier sur cet article-là, et il ne tient qu’à vous, Sire, de vous permettre cette liberté : mon amour pour votre monarchie l’emporte sur mon amour-propre. Votre Majesté ne veut pas trop que je me mêle des affaires de la Pologne ; mais voici comme je me suis jeté à corps perdu dans un accès de politique.

Le prince de Cz * * * *, celui des grands seigneurs qui viennent dans notre camp à qui j’ai trouvé la meilleure tête, demandoit au prince Potemkin ce que veut ou peut la Russie. Je lui dis, et aux autres aussi : — N’allez ni à Vienne, ni à Pétersbourg, ni à Berlin, Messieurs ; restez Polonois. Mon Empereur ne veut rien vous enlever. L’Impératrice aime mieux garder l’influence que la géographie lui donne sur tout votre pays, que d’en prendre une partie. Mais vous voyez par les lettres de Hertzberg, interceptées, que c’est la cour de Berlin qui circuit leo rugiens quærens quem devoret ; elle veut tout au moins la grande Pologne. Le prince Potemkin m’a promis quarante mille fusils de Toula pour une confédération, soi-disant contre les Tartares, mais, dans le fait, contre la première puissance qui voudra faire un second partage, c’est-à-dire la Prusse, sans la nommer. Ne vous y fiez pas ; mais si, pour secouer les rênes lâches et longues que Pétersbourg tient dans sa main, vous vous soumettez à une puissance qui vous serrera de près, vous disparoîtrez de la surface de la terre ; car alors, ou vous serez perdus parce que votre pays deviendra le théâtre de la guerre, ou les deux empires seront obligés d’en prendre chacun leur part.

J’ai écrit l’autre jour au roi de Pologne : Sire, l’orage gronde sur votre tête. Il m’a repondu, avec son esprit et sa grâce ordinaire, mais qui malheureusement ne suffisent pas pour gouverner, qu’il tâcheroit de mettre un conducteur pour détourner la foudre.

Je m’ennuie d’ennuyer Votre Majesté Impériale de notre inaction. Nous en sommes sortis l’autre jour assez ridiculement, sans savoir pourquoi. Le soi-disant invincible Suvarow, après avoir bien dîné à huit heures du matin, selon sa coutume, a fait, de son autorité privée et sans qu’on s’y attendît, marcher toute sa gauche en quatre bataillons carrés, contre le retranchement de la droite. Il étoit clair qu’il n’y entreroit pas avec ces manières-là. Aussi, à moitié chemin, il avoit déjà reçu un bon coup de fusil et perdu mille hommes. Comme je vis tous les petits drapeaux turcs se porter sur ce point, ce qui me prouva qu’il n’y avoit plus personne dans le retranchement de la gauche, je courus à notre droite pour engager le général russe à sauter dans ce retranchement avec son aile droite. Il en mouroit d’envie. J’envoyai mes deux aides-de-camp, autrichien et russe, au prince Potemkin pour lui en demander la permission. D’abord point de réponse : il pleuroit ; car un maudit amour d’humanité, point joué, mais mal place, lui fait regretter les morts qui sont cependant nécessaires pour réussir à cette entreprise ; et puis, point de permission. Je courus au prince Repnin qui, sans attendre mon conseil, marcha avec le centre vers le retranchement, pour faire une diversion, et dégager les détestables carrés de Suvarow, qui auroient été abîmés avant de rentrer dans le camp : ce mouvement eut un plein succès.

Je tâche d’entretenir l’union de Repnin avec Potemkin, tant que je peux, moyennant la Bible, dont celui-ci fait grand cas, et le Martinisme qui a rendu l’autre aussi doux qu’il étoit autrefois difficile à vivre. Il met ses humiliations au pied du crucifix, me dit-il toujours. C’est un homme qui joint la plus grande exactitude à la plus belle valeur. Voici une occasion où tous les deux en ont montré une très-brillante. Le prince de Nassau nous mène dans sa barque, le prince Potemkin et moi, reconnoître la place de très-près du côté de la mer ; on nous salue par beaucoup de mitraille, on nous accompagne à coups de canon ; nous voyons ce que j’avois dit au mois de Mars, c’est-à-dire la tour et l’angle de cette muraille qu’il faut battre en brèche. Une foule de Turcs se jettent dans des petites barques attachés à la muraille, pour tirer sur nous ; d’autres les détachent pour courir après nous. Tous les ennemis du prince, tous les curieux de l’armée qui étoient sur les bords de la mer à nous regarder, font des vœux pour que nous soyons pris. Je crois Nassau tué, parce que tout d’un coup sa tête tombe sur mon épaule ; mais c’est, au contraire, parce qu’avec la présence d’esprit qui ne le quitte jamais, il avoit bien jugé un boulet à ricochet qui, sans ce mouvement, l’auroit frappé à mort.