Lettres et pensées du maréchal prince de Ligne/Lettres/Joseph/aout 1788

La bibliothèque libre.


Au mois d’août 1788.

Au Camp sous Oczakow.


JE crois qu’on a commencé le siége d’Oczakow, ou du moins qu’on se l’imagine. On vient de faire quatre mauvaises redoutes à sept cents toises du retranchement, et à neuf cents de la place. L’ennemi n’a pas daigné tirer sur les ouvriers, quoiqu’on ait choisi pour travailler les deux nuits les plus claires, et la plus belle lune. On dit qu’on va construire deux nouvelles redoutes à deux cents toises de celle-ci, et de là une communication à une batterie en brèche de vingt pièces de canon : tout cela d’après deux ou trois projets de quelques subalternes qui n’ont rien vu, et qui ne sont ni du génie, ni de l’artillerie. Le prince, pour n’avoir pas l’air de suivre des conseils, mêle tout cela ensemble, donne des ordres et des contre-ordres, et perd du tems et du monde.

Le 29, les Turcs, au nombre de quarante tout au plus, longeant la mer et grimpant sur l’escarpement, s’avancèrent pour tirer des coups de fusil sur la batterie où le prince d’Anhalt venoit de relever le général Chotousoff, le même qui, dans la dernière guerre, attrapa un coup de fusil au travers de la tête, derrière les yeux, et par une particularité sans exemple, ne les perdit pas. Ce général a reçu hier un second coup semblable à celui-là, dans la tête, au-dessous des yeux, et mourra, je crois, aujourd’hui ou demain. Je venois de regarder le commencement de la sortie par une embrasure, et à peine en voulut-il faire autant qu’il fut renversé.

Les chasseurs voulurent venger la blessure de leur général, et, sans attendre les ordres du prince d’Anhalt, qui venait d’arriver, ils coururent pêle-mêle pour chasser ces quarante hommes, qui furent bientôt renforcés par plus de trois cents soldats de Hazan Pacha. Le prince d’Anhalt fut obligé, pour sauver le premier bataillon, de s’avancer avec le second ; il reçut une contusion d’une balle qui blessa en même tems à l’épaule le comte de Damas, volontaire françois. Le prince d’Anhalt perdit presque tous les officiers, défendit sa batterie que les Turcs attaquoient déjà, et après un feu bien opiniâtre les repoussa.

A peine rentroient-ils dans le retranchement que plus de deux mille Turcs sortirent, drapeaux déployés. Le prince d’Anhalt, qui avoit rallié ses chasseurs avec bien de la peine, attaqua ces Turcs. Il y en avoit des centaines qui, se cachant dans les crevasses de l’escarpement, tiroient sans cesse, et ne pouvoient pas être délogés : ils y auroient passe la nuit pour attaquer ensuite la batterie, dont ils avoient déjà trouve le chemin à travers les excavations.

Enfin, le prince de Nassau, qui s’attendoit à recevoir des ordres à ce sujet, eut le triple plaisir de sauver la batterie et le prince d’Anhalt, et de se venger du prince Potemkin, en lui faisant son rapport et en s’excusant de ce que sans ordre il s’étoit avancé avec trois chaloupes canonnières, et avoit forcé les Turcs à se retirer. Le prince d’Anhalt avoit déjà déclaré dans son rapport que c’étoit au prince de Nassau qu’il devoit son salut. L’ennemi se retira. Nous eûmes un général-major blessé : un colonel, lui lieutenant-colonel, un major, trois capitaines, dont l’un est neveu du pauvre général Chotousoff, ont été hachés en pièces. On nous a tué près de cent quatre-vingts hommes ; et en tout, depuis sept semaines que nous sommes ici, sans avoir véritablement commencé le siège, nous avons perdu plus de douze cents hommes.

C’est réellement pour épargner le sang que le prince se sert tant de la ruse et de l’argent. Le très-petit Laskasoff, dont la figure amusoit Votre Majesté l’année passée, est sans cesse en course. Le prince a si bien dans la tête que les Turcs ont envie de se rendre à nous, qu’après une grande canonnade de la flotte du Capitan Bacha, dont j’ai bien distingué la belle barbe blanche, quelques barques de Zaporogues turcs s’étant approchées près de la côte pour sonder la mer Noire, le prince Potemkin nous dit, à Repnin et à moi : — Je sais de bonne part qu’ils veulent déserter. — Il les voyoit déjà bons chrétiens. Nous allâmes pour les aider à débarquer ; ils se mirent à rire, à nous huer et à nous fusiller.