Lettres et pensées du maréchal prince de Ligne/Lettres/Joseph/juin 1788

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Au mois de juin 1788.

Au Camp des Désert.


JE vais me hasarder à bien des choses ; mais zelus domus tuæ comedit me. Votre Majesté Impériale ne s’attend pas à recevoir des conseils de ma part ; et je ne m’en aviserois pas si je n’étois pas sur d’être long-tems sans la voir ; mais j’espère qu’elle les aura suivis, ou qu’elle les aura oubliés d’ici à ce tems-là.

L’Europe est dans une telle confusion qu’il n’y a pas un moment de tems à perdre pour tirer parti des circonstances. Le roi de Prusse est piqué de ce que l’Impératrice lui a fait dire qu’il étoit depuis trop peu de tems sur le trône pour déterminer les intérêts des autres puissances, et qu’il ne devoit pas prétendre arranger trois empires comme la république de Hollande, et les travailler comme la Pologne.

Votre Majesté Impériale l’empêchera de se livrer à ses projets si elle daigne m’écrire une lettre ostensible, où elle promette que deux puissances co-partageantes s’armeront contre celle des trois qui voudroit seulement s’emparer de la plus petite starostie. Sous prétexte de s’opposer aux Turcs, j’ai engagé le prince Potemkin à livrer quarante mille fusils aux Polonois, s’ils veulent former une confédération, appuyée par les deux cours impériales.

Plusieurs grands seigneurs polonois que j’entretiens dans ce projet, n’attendent que son exécution pour étouffer le parti prussien. Je leur demande seulement de n’être rien que Polonois. Le prince Cz * * *, qui est un patriote aussi zélé qu’éclairé, y travaille aussi, et convenoit hier avec moi que les partisans de l’étranger feroient le malheur de leur pays. Je leur dis toujours : N’allez, Messieurs, ni à Vienne, ni à Pétersbourg, ni à Berlin ; et pour vous dégager du joug de la Russie n’allez pas en chercher un plus dangereux, le bâton d’un caporal prussien.

J’ai promis que Votre Majesté obtiendroit de l’Impératrice de diminuer les abus de l’autorité que ses généraux et ses ministres exercent sur les Polonois : ce sera d’une bonne politique et d’une bonne morale. Avant que je me mêlasse d’affaires, j’aurois mis la morale avant la politique ; mais je vois qu’on se pervertit.

Je suis absolument ici une bonne d’enfant ; mais mon enfant est grand, fort et mutin. Hier il m’a encore dit : — Croyez-vous être venu ici pour me mener par le nez ? — Croyez-vous, lui ai-je répondu, que je serois venu ici si je ne l’avois pas cru ? Paresseux et sans expérience, que pouvez-vous faire de mieux, cher Prince ? Comment ne pas vous confier à un homme amoureux de votre gloire et de celle des deux empires ? Il vous manque si peu de choses pour que vous soyez une perfection ! Mais que peut faire votre génie s’il n’est pas aide par la confiance et l’amitié ?

Le prince me dit : — Faites passer la Save à votre Empereur, je passerai le Bog. — Comment pouvez-vous, lui dis-je, en être aux complimens comme à la porte d’un sallon ? Mon Empereur vous cède le rang ; il y a une armée turque contre lui, il n’y en a pas contre vous. — Croyez-vous, me dit-il, qu’il voudroit nous donner des croix de Marie-Thérèse, et recevoir des croix de St. Georges pour ceux qui se distingueroient dans nos deux armées ? — J’ai bien vu où il en vouloit venir. Il a la manie des ordres ; il n’en a que douze, et je lui ai assure qu’Oczakow valoit bien notre grande croix, et que s’il rendoit la prise de Belgrade plus facile à Votre Majesté Impériale, il pourroit prétendre à l’ordre de St. Etienne. Je vous prie, Sire, de confirmer cette espérance que je lui ai donnée ; et si notre catholicité romaine pouvoit se déranger en sa faveur, et lui permettre la toison, nous l’aurions tout-à-fait à nous.