Lettres et pensées du maréchal prince de Ligne/Lettres/Kaunitz décembre 1789

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Au Prince De Kaunitz, en décembre 1789.


De Petervaradin.


JE souhaite, Prince, qu’on vous entende aussi bien que je vous entends ; c’est-à-dire que l’on comprenne votre loyauté par votre supériorité. Cette petite correspondance de Turquie et de France, que notre cour sait ou ne sait pas, et dont je suis malgré moi l’entremetteur, me déplaît beaucoup, ainsi qu’à Votre Altesse, qui n’aime pas les cachotteries, les demi-moyens et les demi-mesures. Sans avoir les mêmes droits que vous, j’ai déjà dit la vérité dans ma vie à cinq ou six têtes couronnées, qui ne m’en ont pas voulu. Avec une volonté plus déterminée, cent cinquante mille hommes tout de suite en campagne, et quelques cajoleries au grand Frédéric, que n’aurions-nous pas fait ! Nous aurions eu, l’année passée, la Servie et la Bosnie, et cent mille hommes menaçant la Prusse si elle vouloit se mêler de nos affaires. Elle n’est plus ce qu’elle étoit : les trésors, la discipline et l’enthousiasme n’y sont plus. Ce que j’ai dit pour notre guerre de l’Escaut, que je voulois et pouvois commencer par la prise de quatre petites forteresses et sept vaisseaux dans un jour, n’a servi qu’à me faire perdre un procès en France : M. de Vergennes y a mis de la malice. Et ce que j’ai écrit sur la Prusse m’empêchera de réussir dans une affaire que me donne ma petite souveraineté dans le cercle de Westphalie, dont le Roi est directeur.

Je voudrois, Prince, que notre devise fût tonner et étonner, vis-à-vis des Turcs et des Chrétiens, surtout si d’ici à quelque tems nous nous brouillons avec cette nouvelle France. Il n’y a rien de pis que ces courriers, ces armistices, ces indécisions, enfin, qui ne sont ni la paix, ni la guerre.

L’armée autrichienne doit être invincible. Si c’est un inconvénient de n’être pas tous de la même nation, il en résulte un avantage, c’est l’émulation qui règne entre les Hongrois, les Polonois, les Bohèmes, les Tyroliens, les Allemands, les Wallons et les Italiens. J’ai été, à mon attaque de Belgrade, très-content de ceux-ci, dont on n’a pas toujours su tirer parti. Je leur ai donné entr’autres trois médailles d’or, d’après la belle nouvelle institution de notre Empereur. Les Croates, gardes perpétuels de nos camps, sont excellens. Quinze mille déserteurs françois se battent à merveille dans nos rangs.

J’ai formé ici le corps de Mychalovicz, appelé Manteaux rouges, qui ne sont pas les plus honnêtes gens du monde, mais bien braves ; et je les ai exercés à la turque, criant à leur manière, et par la plus grande chaleur du jour ; si l’on nous attaque à midi, comme cela arrive quelquefois, ils y seront tout préparés.

Je sais, Prince, qu’on croit à Vienne les Hongrois dangereux. On devroit, à la vérité, leur ôter les employés allemands, qu’ils n’aiment pas ; mais qu’on ne craigne pas la révolte dans un pays où il y a six partis puissans qui se détestent ; le clergé catholique, grec et protestant, les magnats, les gentilshommes et les paysans. Il est bien aisé d’en avoir au moins quatre pour la cour.

Je défie les émissaires prussiens, quand même ils apporteroient beaucoup d’or avec eux, de réussir à troubler la Hongrie. Quelle pauvre politique que celle de l’or et de la rébellion ! Louis XIV s’est perdu dans mon esprit par ces deux moyens qu’il a employés parmi nous. Je connois dans plus d’une famille des portraits de ce Roi enrichis de diamans, et des lits brodés comme le sien à Versailles.

Voici ce qui vaut mieux que tout cela, parce que c’est beaucoup moins sérieux.

Il y a des sorciers dans ce pays-ci, renommé d’ailleurs par les vampires et les prédictions des Égyptiens ; mais cette fois-ci c’est un juif qui a jeûné quatre jours de suite, a fait et envoyé une cabale sur moi au grand-maître de la loge de Philadelphie, et une autre à celui du grand Caire. Il m’en apporte la réponse qui s’accorde avec ses calculs. Je vivrai, dit-il, jusqu’à quatre-vingt-quatorze ans. Tant mieux pour vous, mon Prince, qui m’aimez. Le juif n’y met qu’une condition que l’âge pourra m’aider à remplir ; c’est de ne pas réussir auprès des femmes qui sont bien avec leurs maris ; les autres me sont permises. C’est donner assez de latitude à sa prédiction de longue vie et de bonheur : j’en fais consister une partie dans la continuation des bontés de Votre Altesse pour moi.